Ellyon… le murmure d’une enfant effrayée, la caresse d’un souffle sur le papier, et une promesse désormais scellée. Sans en avoir conscience, elle me donnait plus qu’un simple coup de crayon, une identité à laquelle m’accrocher et une douleur à vouloir panser. Alstyne... un fouillis de lettre qui m’amusait, sans ne trouver aucune signification particulière, simplement l’envie et le besoin de compléter le puzzle qu’elle avait commencé.

La première (2001) sous les traits incertains d’une main innocente, un gribouillis qui faisait naître une conscience sans même qu’elle ne s’en rende compte. La seconde (2004) au travers de lignes plus précises, d’une silhouette qui prenait forme. La troisième, après avoir ouvert les yeux et aperçu ma créatrice. La quatrième (2005), au prix d’efforts incommensurables fut celle d’un mouvement, un geste pour lui signifier que je la voyais, que je la comprenais. La cinquième (2010), celle d’une volonté acharnée après l’avoir réellement rencontré. Enfin, la sixième (2018), celle qui m’ouvrait la porte de son monde, de mon nouveau monde. Marquées au fer rouge de ma mémoire partagée, fort de toutes ces premières fois, je choisissais le nombre de mes années. Vingt-cinq ans, un an de plus qu’elle volontairement, car autrement, comment la protéger ?

Si les quelques escapades de mon univers si fade m’avaient ouvert à un autre monde, le temps passé hors des pages n’avait jamais été suffisamment long pour en appréhender tous les enjeux. Quatre ans d’aller-retour involontaires et aucune possibilité d’intégration.

Les courbes douces et graciles, l’étincelle de la féminité des perles bordées de longs cils, le carmin d’une bouche à l’inférieure malmenée… mais peu importe le monde… il n’y a qu’une seule demoiselle qui ait pu voler son cœur et le piétiner. Le célibat pour seule amie, que les femmes de mon univers de papier ne seront jamais capables de combler.

ketterdam & Les poches vides…

Aller et venir, me réfugier dans mes pages, celles qui m’appartiennent, s’y vautrer et retrouver le confort et la douceur d’un monde édulcoré et sans surprise. Panser mes plaies d’un coup de crayon et de pensée, toutes sauf celles du cœur. Un don qui s’étiole et se meurt avec le temps, ne laissant plus que les souvenirs d’un univers que j’ai pu entièrement créer.
Un lien particulier avec mon auteure, une empathie si forte qu’aucun mot ne serait nécessaire pour que je la comprenne… un lien lui aussi voué à mourir ?

・[ I don't want to know who we are without each other
It's just too hard
I don't want to leave here without you
I don't want to lose part of me
Will I recover?
That broken piece, let it go and unleash all the feelings
Did we ever see it coming?
Will we ever let it go? ]・

Satisfait, ou presque, je balayais du regard les jardins fraîchement créés. La verdure comme j’avais pu l’apercevoir de ma lucarne sur la réalité, des souvenirs et des sensations des doigts qui tenaient le pinceau. J’avais beau sonder le bleu de mon ciel factice, cette fenêtre n’apparaissait plus suffisamment. Le temps courait aussi bien dans mon monde que dans le sien, tributaire de ses envies, de ses souffrances… « Elly ! » L’ami imaginaire dont ma conscience m’avait dotée semblait s’impatienter. « J’arrive ! » lâchais-je. Combien de jours ? De semaines ? Ou peut-être de mois ? Sans grande conviction, j’emboitais le pas de Cepheus et le suivais jusqu’à un café. Lieu incontournable de mon subconscient, je l’avais créé après avoir éprouvé… le goût et la chaleur d’un café parfumé, mais comme toutes mes créations, elle avait ses limites. Le même breuvage encore et toujours, les mêmes fragrances diffusées encore et toujours, ce liquide brun dont j’étais pourtant tombé amoureux ne me laissait désormais plus qu’un goût amer et solitaire. La même musique qui tournait en boucle à peine avais-je poussé le double battant en verre, des notes qui me donnaient presque la nausée. Un instant, je fis chuter le rideau de cil et me plongeais dans l’obscurité de mes yeux voilés en quête d’un nouveau souffle, d’une respiration moins laborieuse. Brutalement, la musique s’interrompit, les relents de café se dissipèrent et je me forçais à ouvrir les yeux. La boutique avait disparue et devant mes onyx étonnés se dessinait un salon inconnu. « Cepheus… ? » tentais-je. Mais pour toute réponse, je n’eus qu’un silence glacial. Canapé, chaise, table, bibelots, horloge, je fis courir mes perles sombres sur chaque objet de la pièce et après de longues minutes à observer, je compris. « ASTREA ! » La surprise qui résonna en écho et grâce à laquelle je m’animais de nouveau. L’impatience me propulsa vers la porte la plus proche dans l’espoir que derrière elle se trouverait ma créatrice.

Un enthousiasme comme je n’en avais plus ressenti depuis une éternité et qui retomba comme un soufflé alors que je poussais le battant pour m’engouffrer à grandes enjambées… dans ce fichu café. Le décor, la musique et les odeurs de mon tourment. « Elly ? Qu’est-ce que tu fais ? Viens t’asseoir ! » Il était de nouveau là, un sourire jovial accroché aux lèvres tandis que mon muscle battant continuait de s’affoler. Avais-je rêvé ? « Ceph’… tu as vu l’appartement ? De l’autre côté de la porte. » Une confirmation, même un simple doute aurait été le bienvenu. « De quoi tu parles ? Tu perds la tête ?! » se gaussa-t-il. « Peut-être… » souriais-je avec douleur. Nombreuses étaient les fois où j’avais tenté de lui inculquer plus que notre simple réalité, de lui ouvrir la conscience sur le monde qui nous entourait, mensonge savamment orchestré par une âme esseulée, et nombreux étaient les échecs essuyés. Et comme à chaque fois, j’enfouissais ce nouveau souvenir cruel dans un coin de mes pensées. Il venait compléter une collection alimentée par le désespoir grandissant de devoir à tout jamais rester coincé.


Il est étonnamment bon chanteur, même si sa voix grave et suave n’a encore jamais trouvée oreille attentive, il maîtrise plutôt bien les solos sous la douche. // Il a deux mains gauches, si dans son monde tout était facile et fluide, sans aucun (ou presque) effort à fournir, il se heurte à la difficulté des gestes simples du quotidien. //  Accroc aux séries et dramas en tout genre, une fois lancé, il est difficile de l’en décrocher. //  Les migraines sont monnaie courante pour Elly. Après avoir passé de longues années à penser, chercher et finalement créer son monde de toute pièce, son corps soudainement réel porte le poids de cet acharnement. Mais pas un mot, pas une plainte ne fuira ses pulpeuses à ce sujet. //  Il tangue entre amour et colère, la déception d’un abandon qui se nourrit dans l’obscurité de ses pensées. Un petit démon qui n’attend qu’une étincelle pour bondir et planter ses griffes dans le myocarde parfois désabusé.

Sourcils froncés, paupières plissées, je m’autorisais une nouvelle fois à plonger mon regard dans les ténèbres, faisant revivre le souvenir de cette pièce dans laquelle je désespérais de retourner. En vain. J’avais beau me concentrer de toutes mes forces, je restais indéniablement à la même place, dans mon univers à la saveur devenue fade. Le soupire filtra mes carmines pincées, brûlant d’une nouvelle défaite. Je ne les comptais plus, les fois où j’avais tenté de remettre le pied là où je savais qu’étais ma place sans pour autant y parvenir. Concentration, désinvolture, des portes que j’ouvrais et refermais comme un forcené, mais qui ne me montraient jamais le chemin que je désespérais d’emprunter. Alors j’abandonnais… la solitude frappait à ma fenêtre, une sensation de manque qui déferlait dans mes veines comme un poison, insidieuse, elle se moquait même de moi en m’envoyant les images figées des souvenirs de ma lucarne. Il me fallut une douche fumante pour tenter de faire fuir mes idées noires, un jet d’eau ardent sous lequel je sentais mes muscles se détendre.

Des perles d’eau s’échappaient de mes mèches trempées, j’enroulais une serviette autour de ma taille avant de retrouver mon salon et de me laisser tomber sur mon canapé. Il ne suffit que d’un battement de cils, une seconde à peine et le plafond changea subitement. Un nouveau rêve ? Une hallucination ? En tournant la tête, je découvrais une blonde assise à même le sol, à seulement quelques mètres de moi. Une toison dorée que je reconnaissais sans aucun mal, un dos si familier que je ne pus réprimer le sourire de fendre mon visage. Ses yeux rencontrèrent alors les miens, un moment de flottement durant lequel aucun de nous deux ne comprenais réellement ce qui se passait, et l’envie irrépressible de m’approcher, d’effleurer le satin de sa peau. « Ast… » La chute, je troquais le confort de l’assise du canapé pour la rugosité du sol. Une maladresse masquée par la table basse et de laquelle je me redressais… à nouveau chez moi. Le désespoir résonna en écho dans la pièce, et je me maudissais déjà de ces allées et venues impromptues. La rage et l’incompréhension éclatèrent en un grondement sourd en même temps que mon poing s’abattait sur le bois vernis. La frustration nimbait chacun de mes gestes et même piétiner le sol ne paraissait pas apaiser le muscle tiraillé, et la question demeurais sans réponse : comment faire pour passer de l’autre côté ?

Une imagination débordante, à tel point qu’il a pu créer un monde de toute pièce, une créativité qui se traduit dans le monde réel par le besoin de coucher sur la toile ses ressentis, mélanger les couleurs et les émotions. Un talent qui lui vient sans doute de sa créatrice, mais des œuvres qui ne rencontrent pas un grand succès... // Ami des félins, il a une peur bleue des chiens. Petit ou grand, peu importe la taille si les babines sont retroussées, il va gentiment s’éloigner. // Si son monde ressemble à s’y méprendre à la réalité, il subsiste des différences troublantes entre les deux. Une vie facile, fluide, sans problèmes, un sentiment de sécurité et des besoins comblés sans même parfois y penser, il éprouve désormais les difficultés d’un univers trop tangible. Les sensations plus dures et plus forte, les émotions exacerbées, un monde dans lequel tout est trop.   // Souriant et ouvert avec les inconnus, il réserve un sort légèrement plus pernicieux à celle qui l’a créé. Une bataille épique que son subconscient lui inflige alors qu’il aurait tout donné pour celle qui lui a pourtant tourné le dos. Une colère mal maîtrisée qui promet de faire des ravages sur son passage.

« Tu as été un réel ami Ceph’, je ne t’oublierais pas c’est promis ! Mais là où je vais… tu ne peux m’accompagner ! » arguais-je d’une moue badine. Le regard vide de mon ami dénué de toute conscience me faisait presque rire, mais ce fut un pincement au cœur que je lui faisais mes adieux. Je savais, je sentais que le temps était venu de vivre autre chose que ce quotidien facile et sans fantaisie de ce monde sans vie. « Je ne comprends rien… tu es sûr que tu vas bien ? » Je le couvais alors d’un regard ému avant de tourner les talons. « On se voit demain ! » ajouta-t-il. D’un geste de la main, je le saluais une dernière fois, persuadé que mes escapades répétées avais enfin permis d’ouvrir ce portail pour m’y faire passer… définitivement. La tension faisait tressauter chaque muscle, des tremblements incontrôlables alors que je faisais les cents pas dans mon salon, priant pour qu’il disparaisse subitement. J’avais compris, ou tout du moins, j’espérais avoir saisi la manière de voyager, aussi je fermais les yeux. J’abandonnais tout sentiment, toute sensation, je ne me concentrais que sur un seul mot, son nom. Il se répercuta en écho dans le néant de mes songes jusqu’à ce que j’expire une dernière fois.

Avec prudence, j’ouvrais les yeux sur la pièce, observant sans réellement voir ou comprendre, déçu avant d’avoir même constaté…. J’avais réussi. La décoration, les meubles, tous les éléments qui composaient la pièce ne m’appartenaient plus, et je ne pus retenir le cri de joie en m’approchant pour toucher du doigt son univers. Un instant d’émerveillement et de soulagement avant de me retourner pour tenter de la retrouver. Mais le destin farceur avait décidé de m’épargner, après m’avoir tant fait souffrir de son absence, elle se tenait là, juste devant moi. « Astrea ! » lâchais-je tout sourire. « Je le savais ! » Dans ses perles sombres, la lueur de l’incompréhension et la surprise ne parvinrent pourtant pas à m’empêcher de la rejoindre. En quelques pas, je me précipitais vers, sûr de moi. Je prenais son visage en coupe, ravi de sentir la chaleur de son épiderme sous mes paumes inquisitrices, et je fondais sur sa moue interloquée. Sans réfléchir, je goûtais la soie tendue de ses pulpeuses, j’enlisais l’ivoire sur son inférieure et me délectais de son parfum. Je buvais à la source même de mon existence de cette énergie qui me transperçait comme un éclair et qui me fis resserrer l’étreinte imposée. J’en avais rêvé, des nuits, des jours… des années durant, pour qu’enfin le fantasme ne devienne réalité.