Première à naître, première à décevoir. Irvine, on l’attendait avec de la magie ; on l’attendait avec un merveilleux caducée entre les mains, pour guérir les fidèles et renforcer leur foi dans le culte vescio. Mais Irvine n’est pas née gifted, elle s’est contentée de naître rien du tout. Jusqu’à ses huit ans, ses parents ne se sont concentrés que sur un seul espoir, une seule échéance : sa rencontre avec l’artéfact familial. Sûr qu’elle aurait au moins un pouvoir familial (de préférence un pouvoir utile, mais ils sentaient d’ores et déjà qu’il ne fallait pas trop en attendre d’elle). Et face au rubis des vescio, elle avait le cœur qui battait à se rompre, à s’en briser, à sortir de sa cage thoracique pour s’envoler. Puisque Nuraï veillait sur eux – puisque la famille Vescio était la réincarnation de Nuraï – puisque le grand dragon l’aimait comme il aimait tous ses fidèles, bien qu’il n’ait pas jugé bon de lui imprimer le caducée dans la paume – puisqu’un être supérieur et magique protégeait sa lignée, sûr qu’elle aurait un pouvoir, pas vrai ? Et exceptionnel, en plus de ça, pas vrai ?

Alors face à ses deux parents plein d’espoir, le rubis avait brillé, brillé, brillé, au moins autant que son cœur battait, battait, battait, puis il s’était éteint et il ne s’était rien passé.

(Par la suite, elle avait assisté à la cérémonie de Dirk. Une réussite. Une belle réussite, célébrée en grande pompe).

Son pouvoir, lui aussi, avait été célébré en grande pompe. Bien qu’elle n’en ait pas eu. Et ainsi le mensonge avait commencé, et ainsi le mensonge ne s’était jamais arrêté. Face à l’assistance elle avait souri, elle avait été embrassée par les oncles, les tantes, les cousins, les grands oncles, les grandes tantes, les grands cousins, et même quelques fidèles. Sur son prétendu pouvoir, elle était d’abord restée évasive. Elle n’avait pas su quoi répondre aux questions. Sa bouche s’était asséchée, ses yeux avaient cherché un point d’ancrage sans le trouver. Elle ne savait pas encore mentir sur commande. (Elle apprendrait).

Irvine, l’ainée. Un tempérament fort, de meneuse, la volonté de faire bien, d’être une grande sœur exceptionnelle. Mentalement et inconsciemment, elle s’était préparée à être le visage de la famille – se tenir toujours bien droite, un port altier, aucun écart. Des vêtements attendus, des chemisiers, des pantalons bien taillés, des couleurs sobres. Pas d’euphorie ni de folies ni de paillettes. Absolument classique, et donc respectable, aux manières parfaites, aux valeurs un peu étriquées et austères et coincées, jusque dans l’intimité. Et puis elle s’était souvenue : elle n’était rien, car même la magie n’avait pas voulu d’elle. Pas plus que Nuraï, pas plus que ses parents, finalement. Et puis Nuraï avait voulu de Dirk – de Dirk qu’Irvine jugeait pourtant fantasque et qui, selon elle, ne faisait pas la moitié des efforts qu’elle faisait. Il lui semblait que Dirk ne se sacrifiait pas pour être brillant et exceptionnel et parfait. (Il l’était juste. Tout simplement).

Première à naître, première à être abandonnée à la violence. Première à voir son corps se parer de traces de coups, à les cacher sous les chemisiers à manches longues et les jupes qui arrivent au genoux. Première à vouloir quitter la maison mais à ne pas le vouloir. A rêver secrètement, gamine, d’un prince sur un cheval blanc pour la faire sortir de là. Première à comprendre qu’il n’y en aura pas.
Et cette étrange jalousie mêlée de soulagement et d’admiration, le jour ou Dirk s’est retourné contre leurs parents. Dirk qui pouvait soigner ses propres blessures, quand elle ne le pouvait pas. Dirk qui pouvait se défendre en infligeant de la douleur, quand elle ne le pouvait pas.
Quelle belle connerie – être une humaine à Celestia.

Assoiffée de pouvoir, à mesure qu’elle s’apercevait qu’elle était sans défense. Menteuse hors pair, à dire depuis des années aux fidèles qu’elle aussi avait été bénie par Nuraï, leur Dieu – qu’elle aussi avait ce fameux caducée au creux de la main, qu’elle dessinait avec application tous les matins. A prétendre avoir un pouvoir, comme toute la lignée exceptionnelle des Vescio ; juste un peu plus timoré, un peu plus discret et effacé que celui des autres. Une vie fausse, montée de toute pièce, des pièces faites de peinture crème et de moulures et de parquets centenaires pour cacher les dégâts sous-jacents, les fissures et les murs pourrissant. Just lie. If you don’t know how to survivre, juste lie. Make something up. Build something up. Everyone will believe you. We’ve been lying for years, all of us, all these fucking years, we’re all liars.

grigris en tout genre, amulettes magiques. colliers aux matériaux précieux et aux pierres précieuses, chargés de lui donner une aura magique pour ne pas détonner au milieu de ses frères et soeurs, elle l'humaine. potions en tout genre avalées, dangereuses pour ce corps qui ne connaît pas la magie. talismans de bois gravés de signes obscurs, dans des langues parfois oubliées, achetés hors de prix sur des marchés renommés ou sombres — pour eux, elle irait jusqu'en basse-ville. pour être une autre, une autre magique. elle les collectionne, les serre contre elle, les porte dans les grandes poches de ses longs manteaux. le plus cher est marqué à l'encre rouge, l'incantation est écrite dans un vélarisien ancien qu'elle s'est escrimée à déchiffrer. on le dit gravé par nudraï lui-même ; si nudraï a bel et bien existé.

et malgré tout ça, elle a besoin de l'offa magicae.
car le manque de magie hurle dans ses veines, tant et si bien qu'à la fin, le manque d'off hurle dans ses veines aussi.
dans les toilettes du conseil, à la pause café, et elle n'est pas la seule.
sur la table basse de son appartement, où elle ne laisse entrer personne.
(pas dans les soirées, pas en public, car personne ne doit savoir, car sinon sa carrière politique naissante serait foutue).
à sa famille elle ne dit rien, encore moins aux fidèles. allongée sur son lit après une journée de travail de dix-huit heures, à courir entre conférences de presse, révision et validation d'articles avant leur parution, agenda blindé de rendez-vous pour marla carja. allongée sur son lit avec les yeux fixés sur le plafonds, les amulettes et les talismans et l'espoir emplissant la chambre, attendant les hallucinations bienfaitrices de l'off qui lui feront croire que contrairement à ce que les parents vescio lui ont toujours dit leur ainée mérite de vivre.