Tu peux partir.

C’était tombé comme ça, sans crier garde. Elle fronce les sourcils devant le petit-déjeuner auquel, comme d’habitude, elle a à peine touché. Le patriarche Sage ne la regarde même pas, boit son café noir d’une traite en lui accordant la plus grande des indifférences, se lève de sa chaise et quitte la salle de son éternel pas lent et menaçant. Fay ne bouge pas. Ses yeux fixent les fruits frais joliment dressés dans son assiette, son cerveau peine à traiter l’information.

Ça faisait désormais six mois. Fay avait pris les mêmes habitudes que les détenus, ses paupières s’ouvraient automatiquement quelques secondes avant son réveil, elle se levait machinalement et se trainait jusqu’à sa coiffeuse, puis se passait dans des vêtements choisis un peu au hasard. Huit heures tapante, ça toquait élégamment à sa porte, elle boudait son petit-déjeuner et c’était les mêmes matinées de tortures qui s’enchainait. Fay avait lutté un moment, avait tenté de s’enfuir pendant les entrainements, Ryu avait subi toutes ses foudres, de la moquerie de lycéen à la rage fulminante d’une détentrice du pouvoir Sage, elle s’était battue jusqu’au sang.


Puis, elle avait déclaré forfait.


Dernières forces brûlés dans les cendres d’un amour mort-né, si même Solar avait fini par l’abandonner, alors il était inutile de continuer à résister. Fay ne parlait plus. Elle ne souriait plus. Elle ne hurlait plus. Peu à peu, son identité se fondait, ses os se cassaient pour entrer dans le moule étriqué de la famille Sage, glaciaux et sans émotions aucune, elle disparaissait en eux à mesure que son pouvoir grandissait en elle.

Pourtant, quelques braises timides combattent le froid au fond de son coeur, et parmi elles, Solar. C’est ce qui lui donnera l’énergie nécessaire pour se lever de cette chaise, coller avec précipitation toutes ses affaires dans les premiers sacs qui lui tombaient sous son main, et quitter le manoir sans un regard pour eux, capuche rabattue sur un visage terrifiant de neutralité.

Fay avait changé. Elle semblait elle-même avoir oublié qui elle était, et dans le taxi la conduisant à sa porte - elle avait donné son adresse sans même y réfléchir -, elle se demande pourquoi cela avait encore tant d’importance, quand tout le reste n’en avait plus aucune. Son regard observe des rues qu’elle semble redécouvrir, et soudainement, c’est un curieux sentiment qui fait chauffer ses joues et fait trembler sa lèvre. Elle a envie de rentrer à la maison. Ce même foyer auquel elle a toujours tenté d’échapper, ses murs en papier et ses hivers gelés, cela lui manque cruellement. Pourtant, c’est toujours vers le soleil qu’elle se dirige, papillon attiré par sa lumière éclatante, la rancune dans le coeur et la rage dans le ventre, elle ne sait plus ce qu’elle voudrait Fay, le tuer ou le supplier de revenir, faire couler le sang dans ses yeux ou laisser les larmes couler dans les siens, elle sait plus trop, ou elle a jamais vraiment su.

Devant sa porte, elle ne sait toujours pas. Actions principalement guidées par la fierté et l’humiliation, elle frappe brutalement à sa porte. Open the door. Elle n’attend même pas une réponse, son coeur s’emballe dans la peur et l’impatience. Solar avait fini par ne même plus ouvrir ses messages. Elle frappe à nouveau, plus fort plus longtemps, et le feu qui l’avait longtemps l’avait quitté, se renait dans ses cendres. Open the door, fucking coward ! Cette fois, c’est de ses deux mains qu’elle tambourine la porte sans relâche, s’y acharne à l’aide de deux ou trois coups de pieds désespérés. I want you to look me in the eyes and kill you in the most painful way, you hear that ? Sa voix se brise dans les hauteurs, son volume doit en réveiller quelques uns. Et ce feu dans ses poumons, ça faisait si longtemps qu’elle ne l’avait plus ressenti, il lui brûle le coeur à l’en faire hurler de douleur, ça finit par se déverser en rivières sur ses pommettes. You hear that, Sol ? Now I can kill people, now I know how to do that. L’énergie la quitte peu à peu, son poing reste bloqué sur le bois de la porte, et son visage tombe lourdement sur la même surface. Sa voix doucement, comme une mort douce, s’étouffe dans ses sanglots enfantins. I just want you to look me in the eyes. Because now, nobody won’t do it anymore, right Sol ?

Et finalement, cette porte qu’elle pensait rester voir fermée à tout jamais s’ouvre avec fracas, assez vite pour qu’elle en perde l’équilibre, elle se retient promptement à l’encadrement avant de s’effondrer sur son corps à nouveau. Il est en vie. Parce que tant de fois, dans ses pensées se jouaient des peurs irrationnelles et des appréhensions macabres, son amour déchiqueté par les monstres du fold, une balle traversant son crâne, la peau brûlée par les incendies; elle avait eu tant de temps pour l’imaginer sans vie. Ça la poursuivait depuis des années, cette angoisse étouffante de le perdre, elle était le moteur de son aversion pour le métier qu’il exerçait, des piques cinglantes et injustes qui s’arrachaient de son coeur à la volée. Solar était en vie, elle se redresse sec pour mieux observer les traits de la trahison, de ce visage qu’elle aurait adoré haïr en cet instant. C’est pourtant le soulagement qui remplit son coeur à un point qu’il en déborde jusque dans ses yeux. Les paupières s’alourdissent sous le poids des larmes qu’elle s’interdit de laisser couler, puis elle se rappelle. Il est en vie, et il a sciemment fait le choix de l’écarter de la sienne. Colère noire qui se fond dans la masse des émotions en éruption, quand on a quasiment perdu la faculté de s’émouvoir, ça devenait douloureux de ressentir autant. La rancoeur est évidente dans la pénombre de ses iris, elle peine à reconnaitre l’homme qui semble lui-même l’observer comme on observerait une étrangère.

Did they let you out or are you on the run ?
Son est calme et dénué d’émotions. Les lèvres qui se meuvent au gré des paroles, elle se rappelle les sentir contre sa peau, cette voix qui prononce, elle se souvient lui murmurer des mots d’amour. Et ça la met en colère, Fay, parce qu’elle aurait aimé ne pas être la seule à se rappeler. Elle fronce les sourcils, s’apprête à répondre toujours dans un hurlement que c’était putain de pas important là tout de suite, qu’il devrait être à genoux pour se faire pardonner, mais d’autres maux se font entendre avant même que la pointe du couteau ne pénètre sa peau.

I can't hide you.
Finalement, c’est dans son coeur à elle qu’il se plante. Elle ne comprend pas tout de suite, Fay. Elle n’arrive pas à intellectualiser la violence de ses paroles. Son regard s’agrandit et ses yeux deviennent ronds et confus. What ? sa voix trahit l’incompréhension, et comme toujours dans les blessures les plus douloureuses, ce n’est qu’après de longues secondes que la souffrance survient. Ça se lit dans son regard horrifié, quasi dégoûté, qu’elle a fini par comprendre. Instinct de survie machinal, elle recule d’un pas, ne peut pas s’empêcher de fixer celui qui n’a plus rien de l’homme qu’elle a connu. Alors, son visage se met à se secouer doucement de droite à gauche, parce qu’elle ne peut pas accepter cette nouvelle réalité qu’il lui impose.

Elle ne peut simplement pas accepter cette réalité dans laquelle il avait cessé de l’aimer.

You’re kidding, right ? Sa lèvre se met à trembler violemment, volcan dont la lave se meure sous le tsunami qui s’abat sur elle, FIRE qui s’éteint. Il était la seule personne à pouvoir la sauver. Solar était le seul en qui elle avait une confiance absolue, et il avait décidé d’abandonner. Sol, tell me you’re kidding. Et si jusque là, son regard était à demi-absent, c’est avec un profond désespoir qu’elle plonge désormais entièrement dans le sien. Sans filet de sécurité, Fay saute. Please. Les larmes coulent silencieusement sur ses traits sidérés. Ça n’avait pas de sens.