Tu es blessée. Tu es blessée, Lux, et tu refuses d’accepter cette réalité. Avec horreur, tu regardes ta peau brûlée, le fruit de la potion d’explosion que tu as maladroitement essayé d’esquiver après que ces crétins aient commencé à jouer avec. Ça pourrait presque être le karma, si tu croyais en de telles âneries. Ils n’ont pas fait exprès, en tout cas c’est ce qu’ils disent ; mais personne n’ignorait que Felicia Snyder n’aurait aucune hésitation à répéter ce qu’elle avait vu, alors s’il fallait une personne blessée au bout de la journée, autant que ça tombe sur toi. Tu n’ignores pas à quel point ça peut être bête, un garçon, après tout ton frère est Neomä et même toi tu as essayé de faire croire que tu en étais un, mais tu n’as jamais eu à en subir directement les conséquences comme ça.

Et tu n’aimes pas, ces conséquences-là. Tu les détestes, ceux qui t’ont fait ça, mais alors que tu observes la brûlure avec des yeux écarquillés il y a autre chose qui monte en toi. Tu les détestes, mais tu te détestes encore plus, incapable de réparer cette imperfection de toi, incapable de rendre ton corps plus joli alors que tu ne sais que ne sers qu’à sublimer tout les autres ; dans ton monde de beauté, tu es la seule à être affreuse, aussi hideuse que ta manche déchiqueté et ta peau couverte de cloque. D’habitude tes défauts sont cachés, enfouis, là où personne d’autre que toi ne sait qu’ils existent - sauf que celui-ci est aussi à vif que ton âme, et n’importe qui peut le voir.

Tu n'acceptes pas ça, Felicia, tu as mis trop de temps à avoir cette image pour que des idiots pareils viennent gâcher le peu auquel tu réussissais encore à t’accrocher. Toi qui ne supporte déjà pas les miroirs, tu es terrifiée à l’idée de t’approcher d’un avec une telle blessure ; tu as l’impression déjà qu’elle se déforme pour prendre toute la place, que tu n’es plus représentée que par ça.

Tu sais pourtant que tu dois mettre ton épiderme douloureux sous l’eau, tu t’es enfui en direction des toilettes pour que personne d’autre ne constate les dégâts mais tu n’as toujours pas ouvert la porte. Parce que derrière elle, juste en face des lavabos, il y a ses immenses glaces qui te regarderont et tu te sens incapable d’affronter ton reflet abject. Pas sans lui faire du mal en tout cas, pas sans te faire du mal Lux - pas sans aggraver ta plaie en essayant de la réparer alors que tu sais pertinemment que tu ne peux pas, pas sans en rajouter d’autres juste parce que tu ne peux pas supporter à quel point ton enveloppe est laide. À quel point tu es laide, toi.

Tu as besoin d’aide, mais à qui pourrais-tu seulement en demander ? Ta famille te dirait que ce n’est pas si grave dans le meilleur des cas, ou te laisserait crever, la pire d’entre eux se moquerait sans doute de toi. Tes seuls "amis", si on peut les appeler comme tels, ne sauraient pas quoi faire ou paniqueraient encore plus que toi. Tu n’as personne, Felicia, tu as pris soin de cultiver ta solitude parce que tu pensais que tu serais supérieure aux autres, et peut-être plus inatteignable aussi, comme ça. Ça fait mal, de te rendre compte que finalement tu n’es à l’abri de rien. Tu pourrais en pleurer, si ça ne faisait pas déjà bien longtemps que tes larmes avaient gelé.

Tu es toute seule, Lux, contre la réflexion de toi-même et de toutes tes erreurs qui t’attends de l’autre côté. Tu es toute seule, et c’est bien fait pour toi, mais tu commences vraiment à craquer parce que tu n’arrives plus à supporter toute seule le poids de tout ça.

Dans un gémissement muet, tu t’effondres contre la planche de bois, te recroquevilles sur toi-même ; ça appuie sur la brûlure, et ça fait mal mais pas autant que les éclats qui te déchiquètent à l’intérieur. La première apaise un peu la seconde, t’en déconcentre au moins. C’est macabre mais tu apprécies, de faire souffrir ce corps comme il te fait souffrir ; et puis, ce n’est pas la première fois que tu le fais.

Ça te fait mal, Felicia, ça te fait mal mais quelque part ça pourrait être libérateur ; te sortir la tête de tes pensées les plus noires alors que le mélange purement chimique d’hormones se déverse dans tes veines pour les chasser. Tu sais comment ça fonctionne Lux, tu as tout étudié. Parce que même ce que tu fais de mal tu dois le faire bien, tu dois le faire parfaitement, à tel point que presque personne ne peut voir les lignes blanches qui se dessinent sur ta peau de toute façon déjà trop pâle, tant tu les a faites de manière chirurgicale.

Alors ça pourrait te faire du bien, oui, tu sais comment, tu sais pourquoi. Sauf que savoir ne veut pas dire ressentir, tu es bien placé pour le comprendre - et puis toute la laideur de la chose t’empêche de vraiment en profiter, car rien dans tout ça n’était calculé, rien n’était net ou précis comme lorsque tu t’infliges ça à toi-même.

Ça pourrait te donner une excuse pour aller mal, une excuse pour enfin te reposer et arrêter de grimper implacablement ses marches de plus en plus hautes desquelles tu vas forcément finir par chuter, sauf que tu ne peux pas te permettre ce genre de prétexte. Tu n’es pas arrivé jusque là en te servant de ça, et tu n’es ni assez bas ni encore assez haut jamais assez haut pour en utiliser maintenant. Tu ne peux pas arrêter là alors que tu es si près du but et qu’il y a bien trop de risque que tout s’effondre. Tu pourras te reposer quand tu auras réussi, ou bien quand tu seras morte.

Pourtant tu cherches encore la solution à l’équation, tu n’avais pas vu toutes les inconnues mais les pires sont tes propres limites ; car tu ne peux rien y faire Lux, tu ne peux pas soigner cette peau brûlée qui te dégoûte, peu importe combien tu le voudrais. Et tu ne sais pas quel nombre irréel placé pour résoudre le problème parce que tu es la seule qui pourrait soigner ça comme tu l’aimerais : parfaitement.

Soudain tu entends du bruit de l’autre côté de la porte, et tu te replies sur toi-même en retenant un gémissement de douleur alors que le tissu déchiré frotte la blessure. Il ne faut pas que quelqu’un d’autre te vois, et tu paniques à l’idée de connaître la personne dont seul te sépare un mince panneau de bois.

Sauf que l’intrus s’attarde, reste un peu trop longtemps pour que tu puisses rester immobile, et tu finis par laisser échapper un léger geignement à force d’être plié en deux sur la lésion. Et quand tu l’entends se tourner Felicia, tu te mords les lèvres en comprenant que maintenant il sait que tu es là. Il toque à la porte maintenant mais avant que tu paniques un peu plus sa voix s’élève et tu la reconnais - et contre toute attente, tu ne détestes pas autant l’identifier que tu ne l’aurais pensé.

Zhao, c’est celui qui suit ta voie, à peine plus jeune que toi mais déjà un prodige lui aussi et tu te demandes si c’est plus facile pour lui. Vous avez déjà fait des travaux ensemble et tu l’observe prudemment parce que même si c’est une autre famille qui l’a adoptée, tu n’as pas envie de te faire surpasser. Sauf qu’aujourd’hui ta peur se teinte d’espoir nouveau : lui, au milieu de tous les autres, lui saurait comment te réparer, non ? Tu ne sais plus trop si tu penses juste à ta blessure ou si tu espères que quelque part il pourrait te comprendre au moins un peu. Juste assez pour fermer les yeux, s’il venait à voir les cicatrices sur cet épiderme que tu ne dévoiles jamais à quiconque, parce que d’habitude tu n’as jamais besoin de le faire.

-Zhao… Zhao, c’est toi ?

Ta voix est ténue, un peu désespérée, car tu es presque sûre de toi mais si tu te mettais à délirer ? Si ton esprit brisé ne pouvait plus supporter tout ça et que c’était simplement ton imagination qui exauçait tes vœux éperdus ? Tu inspires un peu trop fort mais tu arrives à la rendre plus ferme quand tu continues, mais plus vide aussi, avec toujours moins d’émotions.

-Ils m’ont brûlé, avec leur potion.

C’est tout ce que tu as à dire ; tu n’as pas envie de t’étaler sur tout ce que ça te fait ressentir, et tu serais de toute façon bien incapable de le faire à haute voix.

Sa voix est douce, de cette douceur dont tu as appris à te méfier Lux ; parce que toi tu ne sais pas l’avoir, et parce que celle que tu as connu cache toujours quelque chose. Mais tu vas bien devoir lui faire confiance pourtant, remettre ton sort entre les mains de Zhao même si tu détestes devoir t’appuyer sur quelqu’un d’autre - autant que ce soit quelqu’un qui n’a pas l’air d’utiliser sa délicatesse comme une façade dissimulant bien pire derrière. Il a ses propres secrets, c’est évident, mais de toute l’académie c’est bien l’un des seuls qui n’a pas l’air de te détester, en tout cas à qui tu n’as jamais donné aucune raison de le faire. Et c’est déjà un bon début ; peux-tu vraiment espérer mieux ?

Tu as toujours cru que tu n’avais pas besoin d’amour, Felicia, que tu ne pouvais compter que sur toi. Tes parents adoptifs ne t’aiment pas vraiment tu le sais, mais ça ne t’as jamais empêché de vouloir les rendre fiers, de suivre le chemin qu’ils ont tracés pour toi tant qu’à leurs yeux tu sers à quelque chose, tu as une utilité, tu es quelqu’un. Et ce quelqu’un tu étais bien déterminée à l’être toute seule, quand bien même ça t’arrachait ceux qui auraient pu être ton frère et ta sœur ou bien que ça t’empêchait de te lier vraiment avec n’importe qui.

Puis il n’y avait pas que ça, qui t’en empêchait, il y a aussi tous ses secrets qui se sont accumulés, ses mensonges qui te dévorent et qui te rongent, et maintenant que tu menaces de tomber il n’y a personne pour te rattraper. Tu es seule, Lux, c’est toi qui l’a choisi. Peu importe combien tu te mords les doigts, tu ne peux pas revenir en arrière pour faire de meilleurs choix, et c’est un peu tard pour te faire des amis.

Mais tu peux toujours essayer de te faire quelques alliés, et Zhao est derrière la porte, prêt à t’aider. Sans rien demander ? Tu as toujours du mal à y croire mais pour le moment tu ne peux pas vraiment te permettre d’y penser. Tu regretteras plus tard, quand il viendra te demander son dû - ou pas.

Sauf que pour t’aider il te demande de lui montrer et immédiatement ton corps se rétracte, te tirant un nouveau râle de douleur que tu étouffes entre tes dents. Tu n’as pas envie de lui montrer, Lux, de tout ton être tu refuses que quelqu’un d’autre voit quelque chose de laid qui fasse partie de toi. Il y a trop peu de personnes qui ont vu cette faiblesse mais c’est déjà trop, alors que tu aimerais garder tout ce qui est affreux cadenassé à triple tour au fond de toi.

-C’est… Ce n’est pas beau, non. Je n’ai pas très envie que tu vois ça.

Ni ça, ni le reste, ni tout ce qui ne va pas. Parce qu’il a beau être doué Zhao, il pourra sans doute réparer correctement ta peau mais pas tout le reste, pas tout ce qui est mauvais et ignoble chez toi.

-Ou que quiconque vois ça, en fait.

Ta voix s’étrangle quelques instants, alors que tu ressembles tout ton courage pour lutter contre toi-même, encore une fois.

-Mais je… Je vais ouvrir la porte. Je ne peux juste pas… Les miroirs…

Si tu croisais ton image déformé et difforme, tu ne pourrais plus tenir Felicia, tu t’effondrerais. Parce que tu as déjà tellement de mal à l'apprécier, et parce que t’appliques toujours à ne montrer aux autres que ce qu’il y a en toi de parfait, et finalement il n’y a que ton reflet qui parfois l’est. Alors si même ça ne l’est pas, qu’est-ce que tu es, toi ?