fuck. plusieurs heures déjà qu'il nie la soif. plusieurs heures déjà qu'il prétend qu'elle n'existe pas. c'est qu'il est livré à lui-même, c'est qu'on ne lui a rien appris, rien dit ; qu'on l'a mordu puis abandonné et que depuis il navigue dans un brouillard immense sur un navire à l'air grandiose mais qui s'effrite. planche par planche sa vie se perd dans l'océan ; il se met à rêver avec obsession qu'il manoeuvre sur une mer de sang.
l'idée le fait frissonner de désir et frissonner d'horreur. alors il fait ce qu'il fait de mieux : il va en soirée pour ignorer. surement qu'après une nuit de débauche, surement qu'après plusieurs verres, surement que sous les lumières — tout ira mieux et l'envie dévorante sera oubliée.
(il a faim. prédateur qui s'ignore louvoyant entre les corps inconscients qui peuplent le playground).
chaque cou lui tord le ventre et au beau milieu de la nuit il craque ; enfonce une porte pour sortir à l'air libre et respirer avec détresse. grandes inspiration dans l'atmosphère de la nuit, à répétition. là, plus loin de la foule, il réalise avec horreur qu'il a quitté midrias pour ketterdam avec un espoir au coeur : celui de trouver quelqu'un à mordre. (quelqu'un qui le voudrait. bien sur, ce serait l'idéal. quelqu'un qui le voudrait, et non qu'il attaquerait comme il a attaqué lune. mais il perd les pédales, et quand on perd les pédales il n'y a plus d'idéal).

il continue à marcher, sans exactement savoir où aller. pas trop loin du playground, dans sa périphérie, dans son périmètre. d'alcôves en ruelles en renfoncements un peu cachés où les gens se font plus rares. il reprendrait presque le contrôle de lui-même, loin des corps moites du nightclub et des passants. il reprendrait presque le contrôle de lui-même — s'il n'y avait pas cette odeur.
(elle lui dit quelque chose. elle lui rappelle un souvenir, bien qu'il ne sache pas exactement déterminer lequel. un souvenir de bord de mer, deux gamins aux pieds léchés par les vagues. c'est stupide, ça ne lui dit trop rien. il était si jeune. il a tant oublié).
et par l'odeur il se laisse guider, le signe étrange du playground toujours sur son poignet. il suit la piste — c'est la première fois de sa vie qu'il suit une piste. les veines autour de ses yeux sont révoltées, visibles, rougissantes, autant que la lune sur son front qui s'excite — et ses pas s'accélèrent sans qu'on ne l'entende arriver. il y a quelqu'un, là, à quelques mètres à peine de lui — quelqu'un qui est accompagné d'une deuxième silhouette, et soleil attend avec impatience qu'elle s'éloigne. c'est de lui, celui qui reste, dont vient l'odeur — l'odeur délicieuse et envoutante et délirante qui l'a rendu fou dans les rues presque inconnues de ketterdam.

Les nuits sont prolifiques pour les transactions prohibées, celle-ci se passe sans accroc. Entretien de routine avec un collègue de l’obscur, sa jambe pleine de nerfs câblés grince quand il boite un départ. Cuisse digne d’un coffre-fort avec des petits joyeux hallucinogènes qui se baladent dans ses creux, prêts à se vendre au Playground pour une fortune.
Shade vérifie d’un coup d’oeil le contenu de son enveloppe, tout semble être en règle. Elle finit dans son blouson, il accroche une pince entre la poche et le tissu intérieur. — Paranoïa ou prévoyance disproportionnée, la pince est une création personnelle. Il suffit de vouloir tirer sur sa poche ou de saisir le petit élément en argent au mauvais endroit pour se prendre une décharge.
Toute précaution est bonne à prendre.
Pensée que le sens aiguise par nature, c’est pour ça qu’il le devine. Là sur ses pas, dans son dos, quelqu’un le talonne.
Pour s’en assurer il falsifie sa cartographie originelle pour piéger celui ou celle qui le traque. Il braque sur la gauche, puis continue tout droit, un peu plus loin il grimpe des escaliers qui donnent sur une galerie marchande. Elle est désertée, l’heure est à Morphée ce qui donne à cette grande et large allée couverte par un toit en verre crevé par endroits, l’allure d’une ville fantôme.
Une chose est sûre, il n’est pas d’ici.
Si ça avait été le cas, il aurait préféré essayer de presser la cadence pour le coincer plutôt que de s’entêter à le suivre dans un coin perdu qui le trahirait.
Maintenant qu’il sait, il l’attend.
Omoplates plaquées contre une boutique, dissimulé à demi par une bâche de fortune utilisée pour protéger la marchandise des jours de pluie. Shade, manipule dans sa main gauche une sphère à brouillard, qui une fois enclenchée permet de disparaître ou de surprendre pour attaquer à l’aveugle. Dans celle de droite il a une dague, si ça tourne mal, ça ne sera pas pour lui.
La silhouette approche, les ombres sont en sa faveur, préservent son anonymat. Puis il tourne la tête, un mouvement de cheveux révèle une lune grenat. Elle rougeoie sur son front comme l’extrémité d’une cigarette, le danger en couleur qui désormais affecte aussi ses iris assoiffés du nectar de sa vie.
« Vaut mieux pour toi que t’arrête d’avancer. » L’arme blanche est hors de vue, il ne lui montre que l’objet circulaire qui pourrait être tout et n’importe quoi pour quelqu’un qui ne s’y connaît pas. Il mise tout là-dessus, pour le moment. « J’ai dit pas un pas. »
Le vampire avance, son pouce amorce le brouillard fabriqué en atelier et le lâche alors que la lumière lunaire l’expose enfin, Soleil.
Ils n’ont le temps que de se réaliser l’un l’autre avant de se faire engloutir par un épais nuage gris.

Les particules de flou se dissipent, le danger prend des traits familiers qu’il rejette en bloc.
Soleil c’est comme une greffe de coeur compatible pour l’enfant qu’il a été et qu’il n’est plus.
Ce n’est plus un Célestien modèle avec un destin prémâché par sa noble lignée. C’est un Zaunard qui se range dans l’ombre des gens comme Soleil et qui essaie de truquer le système pour se donner la chance d’un autre matin, puis d’un autre et d’encore un autre. — Vivre avec comme seul bagage ses lames d’esprit et sa pugnacité.
C’est totalement fou et peut-être l’est-il mais il n’échangerait sa poussière et ses épreuves du quotidien pour rien au monde, pas même pour lui.
Soleil lui demande de rassembler ses souvenirs, de se le remémorer et il n’a pas de mal à ça.
Il se souvient de leurs longues parties de jeu de cartes, Shade adorait en inventer des complexes pour déjouer la lune de Soleil. Quand ils ne s’affrontaient pas, ils jouaient en duo contre les adultes mais ceux de leur milieu n’étaient pas d’assez bons adversaires à leur goût alors ils déjouaient l’autorité parentale pour défier le personnel de maison. Certains étaient des habitués des tavernes des bas fonds, là où se déroulaient d’après leur imagination infantile les plus grands combats de cartes.
Ils se sont maintes fois fait consigner dans leur chambre après avoir été surpris par des membres de leur famille en train de familiariser avec des gens jugés indignes de leur rang. Malheureusement pour eux, les punitions ne faisaient que stimuler leur envie de les enfreindre. Ils mettaient en oeuvre de nombreux stratagèmes de communication pour garder le contact, de la magie à la technologie, rien ne les arrêtait.
Shade bricolait des bracelets de sorte à ce que lorsque le sien vibrait, celui de Soleil aussi. C’était le signal pour que les deux enfants à quelques kilomètres l’un de l’autre, sortent leur tarot respectif. Le voyant devait se concentrer pour lire les cartes de Shade qui pour sa part avait appris leur langage grâce à lui.
C’était leur langue codée à eux, c’est de cette façon qu’ils pouvaient se donner rendez-vous à l’insu de tous et c’est resté très longtemps, même quand aucune sanction ne les éloignait.
Puis il est mort.

Avant que les nuages vaporeux ne s’évaporent totalement, Shade a pris un peu d’avance sur son départ. Ils fonctionnent comme des aimants contraires, dès que le vampire avance, le zaunard recule. L’attraction est cassée, plus rien ne vibre entre eux depuis plus d’une décennie.
Il supplie un besoin de reconnaissance que Shade ne peut se risquer de lui donner, ça remettrait toute sa vie en péril.
Il ne veut plus rien du passé, il en a fait son deuil comme eux ont fait leur deuil de lui.
« J’ignore qui t’es et j’en ai rien à faire. Maintenant, tu vas faire demi-tour avant que je commence à me mettre en colère et à te balancer autre chose que de la fumée. »
Et pourtant, quand du toit crevé un bruit lourd et rampant se fait entendre au lieu de s’enfuir il évalue le danger.
Foutu Soleil.
De l’espace qui donne une vue béante sur l’immensité étoilée, un jais de toile est craché par une créature. L’ancien membre du bataillon d’exploration la reconnaît sans mal, une kikimorrhe.
Elle est bien loin de chez elle, il pourrait être davantage décontenancé s’il n’avait pas vécu le chaos de la fête nationale.
« Pourquoi tu bouges pas ?! » Tétanisé sans doute, son ami d’enfance a du marbre sous la peau.
Une seconde, c’est le temps qu’il se permet pour peser le pour et le contre.
Il jure.
Foutu Soleil.
Et il tire sur le bras du voyant avant de le pousser devant lui pour réveiller à coup d’eau glacée son instinct de survie.
Pour ralentir la créature, il jette dans son sillage une autre sphère à brouillard.
De quoi leur faire gagner un peu de temps.

« J’ignore qui t’es et j’en ai rien à faire. » l'aveu (le mensonge?) lui soulève la poitrine et lui crève le coeur. comme un petit poignard que l'on aurait inséré là, entre ses côtes, et il en reste muet, assoiffé et muet. « Maintenant, tu vas faire demi-tour avant que je commence à me mettre en colère et à te balancer autre chose que de la fumée. — non, écoute, tu- » il est tenace, soleil. toujours il riposte. toujours il ouvre ses lèvres quand il devrait les garder fermées. toujours il s'obstine, surtout pour récupérer un frère. mais il n'a pas le temps d'argumenter de trop car le toit tremble, et la bête glisse une patte contre le mur, une seule, une patte énorme, de celle dont on n'ose pas imaginer le corps. « qu'est-ce que- » qu'il bégaye, car jamais il n'a croisé de kikimorrhe de sa vie, quand bien même il soit allé en prison au milieu du fold, et quand bien même il soit passé par zaun pour dix petits jours d'enfer. « qu'est-ce que c'est que ce truc ? » le dégoût dans sa voix se mêle à une peur étrange et masque un instant le manque de sang, ce manque de sang qui le fait bouger trop lentement. « Pourquoi tu bouges pas ?! » et déjà la main de shade (car il est shade, il en est certain, quand bien même il prétende ne pas l'être, et quand bien même il clame ne pas savoir qui est soleil et n'en avoir rien à faire), la main de shade agrippe le tissu qui couvre son bras et le tire à une vitesse folle. comme les gamins qu'ils étaient, ils se mettent à courir — mais le bitume sale de ketterdam a remplacé les plages de sable fin de celestia et derrière eux, plus de cerf-volant mais un monstre répugnant ; devant eux, un dédale de rues dont soleil ne sait rien ; autour d'eux, finis les rires enfantins, au profit des halètements épuisés d'une course effrénée.

la sphère à brouillard semble avoir perturbé la créature — peut-être même perdu, ose espérer soleil. la bête n'avait pas l'air d'y voir grand chose, même si sa vue malade était probablement compensée par d'autres sens. il ne connaît pas bien les monstres du fold, il n'en sait que ce qu'il en a vu via la lucarne de sa prison, certains jours ; mais il sait pour sur que tous savent très bien comment manger, même lorsqu'ils ont une faiblesse.

ils se retrouvent sous le couvert d'un abri en taule, dans une autre ruelle. soleil se demande qui ils peuvent appeler, il pense à reagan, il pense à la kikimorrhe, il pense au fait qu'elle les retrouvera peut-être, ou peut-être pas, il pense à la sphère à brouillard qui l'a désorientée, ou peut-être pas, et il dit : « tu connais le quartier ? c'est genre, la première fois que j'y mets les pieds. » d'une voix basse, très basse, presque inaudible, juste au cas-où, dans l'espoir de ne pas être repéré. il faut qu'ils se trouvent un meilleur abri que ça — dans l'idéal, même, qu'ils se tirent, mais ces quelques secondes d'interlude leur sont nécessaires pour retrouver leur souffle. « en tout cas, que tu connaisses le quartier ou pas, il y a autre chose que tu connais bien. » moi. les traits de mon visage. ce n'est pas le moment, mais il continue, murmurant : « petit menteur. t'aurais pas sauvé un inconnu. t'as enfin replacé mes traits dans ta mémoire ? » il s'essuie le visage péniblement, la lune palpite et la dalle monstre ne le quitte pas. il a une faim similaire à celle de la kikimorrhe, finalement. « des années que j'chiale sur toi. j'y crois pas. » qu'il avoue, mi détruit mi amer. « j'sais pas où t'étais tout ce temps mais maintenant qu'on vient de se retrouver on va probablement mourir et ça me fout vraiment, vraiment les boules. »

« Si je connais le quartier ? » Il le dévisage, sidéré d’avoir à entendre des chuchotis aussi absurdes dans un moment aussi critique que celui qu’ils sont en train de vivre. « Tu n’avais pas besoin de me le faire remarquer tout haut, ça se voit. Tu n’as rien à faire ici. » C’est le ton d’un reproche acidulé, s’il ne l’avait pas suivi ils ne seraient pas là, à se cacher pour leur vie. Il serait sur la route de chez lui, à ne s’occuper que de lui, personne d’autre. Lui tout seul.
Il déteste les gens,
Et il commence furieusement à détester Soleil aussi.
« Tu peux te taire ? » Ça n’en finit pas, il est pire que Jazz et ses babillages sempiternels. « Petit menteur. — Pardon ? » Il commence à se demander s’il ne préférait pas faire une planque avec la kikimorrhe plutôt que son maudit vampire.  « — T’aurais pas sauvé un inconnu. — Tu ne me connais pas. — T’as enfin replacé mes traits dans ta mémoire. — Tu as des traits très communs, tu me rappelles vaguement n’importe qui. » Il remarque que la malédiction de Soleil épuise ses dernières ressources d’humanité, son instinct le pousse le plus loin possible du danger mais leur refuge à la taille d’un placard. « Des années que j’chiale pour toi. — Je commence à perdre patience. » Il met à mal sa maîtrise de lui-même, pourtant excellente. Sans doute parce que c’est lui mais aussi parce qu’il est devenu une personne horriblement agaçante.
Oui, c’est pour ça. Uniquement pour ça.
« On ne va pas mourir. » Dit-il passablement agacé, son irritation s’émousse quand leur regard se croise. Ce qu’il y voit lui rappelle qu’ils ne sont pas égaux face à la peur. Lui a été jeté dedans pendant trois ans, Soleil n’a eu que son imaginaire pour se figurer les démons qui peuplent le Fold.
Des mythes qu’ils se racontaient à l’époque, qu’ils s’inventaient aussi. — Si seulement ça avait pu se limiter à ça.
Ce soir c’est un cauchemar éveillé et malgré ça, sa plus grande frayeur ce n’est pas d’affronter la créature. C’est le peu de temps qu’il leur reste ensemble, c’est un idiot.
Un idiot pour lequel il ne peut s’empêcher d’avoir de l’affection et elle se manifeste chez lui par un besoin de protection.
La bête arachnéenne les a trouvé, ses pattes avant forment une cage velue qui leur barre la route. Il a anticipé sa venue au son lourd de sa démarche sur les toits jusqu’au leur. En s’accroupissant il saisit une fine lame aux rainures empoisonnées sanglée à sa cheville droite. La coupure promet un état statique pour une durée de cinq minutes, enfin ça c’est le cas pour un humain. Pour un monstre de cette taille, il espère au moins paralyser la partie touchée et la désarçonner assez pour leur laisser le temps d’atteindre la bouche d’égout qu’il a repéré pendant que Soleil palabrait sans interruption.
Il attend que la majeure partie de ses longs membres épais dépassent du toit pour en sectionner quatre d’un geste incisif. La kikimorrhe émet une plainte stridente, il en profite pour s’échapper avec Soleil.
Il range sa lame avant de déplacer la bouche d’égout. « Vas-y. » Le midriais boude cette option, Shade l’attrape sans ménagement par le col. Ses deux poings serrés froissent son haut, il a l’impression de chiffonner des liasses de billets. À estimer à l’oeil le prix de son vêtement, il se dit qu’il ne ferait pas long feu sur lui à Zaun. « Je vais t’y balancer par la force, c’est pas le moment de jouer ton précieux. » Comme toujours avec Shade, la parole et l’action ne font qu’un. Le petit prince est contraint par la force de rentrer dans le trou obscur à l’odeur rance. Le Zaunard le suit de près, il a tout juste le temps de fermer le passage derrière lui que déjà une des pattes de la créature gratte l’entrée de ce dernier.
Maintenant qu’ils sont dans l’obscurité la plus totale, Shade sort de l’intérieur de sa poche une fiole mauve qui une fois secouée réveille des lueurs semblables à une nuée de lucioles d’un violet presque blanc, une invention et un cadeau qu’il a reçu de la part de Jazz.
Après avoir descendu l'échelle branlante couverte de moisissures et d’humidité, ils atteignent le fond des égouts et ses eaux usées qui leur arrivent jusqu’aux chevilles.
« Tu me suis mais pas de trop près. » Sa faim vampirique crève la nuit souterraine avec sa lune qui rougeoie et par conséquent met Shade en extrême vigilance. « Et ne me parle pas. J’ai besoin de me concentrer. » C’est faux, il sait exactement où ils ont besoin d’aller pour regagner la surface sains et saufs. Mais il s'épargne sa patience déjà largement mise à l’épreuve depuis leur rencontre.

il a encaissé un "tu n’as rien à faire ici", puis un "tu peux te taire ?" impoli, le tout sans broncher, quand shade lui sort l'impardonnable : "tu as des traits très communs, tu me rappelles vaguement n’importe qui." il s'étouffe sur sa propre salive, de surprise et de mécontentement. il sait de source sûre, c'est-à-dire par lui-même, qu'il n'a pas des traits communs ; que ses yeux sont effilés comme ceux des chats, que sa mâchoire est encore plus carrée que celle de neomä, que ses lèvres sont plus pleines que celles d'ash. jamais répondre petit menteur ! n'a été plus libérateur.

"on ne va pas mourir." lui assure shade avec aplomb, et soleil peut presque entendre ses yeux rouler dans leurs orbites. "t'as l'air bien sur de toi" qu'il marmonne en retour, mais la vérité c'est qu'il reconnaît cette lueur qui traverse les yeux de son ancient frère : la lueur de la calculation, du plan et de l'échappatoire en vue. le cerveau de shade est donc en marche, et soleil décide de s'en remettre à lui, car après tout il n'avait jamais rencontré de kikimorrhe de sa vie.

sauf que le plan de shade implique des égouts. « Vas-y. — alors là. » il regarde la plaque menant aux égouts avec dégout. aux dernières nouvelles, il manquait quatre pattes à la kikimorrhe ; peut-être n'est-il donc pas si utile que ça de se presser. « il y a probablement un autre chemin?" qu'il tente, mais déjà shade l'empoigne par le col sans ménagement. "Je vais t’y balancer par la force, c’est pas le moment de jouer ton précieux. — ouais, j'avais cru comprendre ça au moment où tes mains ont chiffonné mon polo." et il plonge dans les égouts sans en avoir trop le choix, comme on plongerait dans une piscine d'eau stagnante infectée d'algues (et en y étant poussé).

ils descendent l'échelle, la kikimorrhe gratte à l'entrée. soleil est tiraillé : au dessus de sa tête résonne le bruit d'un monstre dégoutant, et en dessous de ses pieds se trouve une eau dégoutante. il sait lequel de ces deux maux est le pire ; mais décider de son plein gré de sauter dans les eaux usées n'est pas une mince affaire pour autant. il est encore en équilibre sur la dernière marche de l'échelle lorsque shade lui impose ses conditions pour continuer : « Tu me suis mais pas de trop près. — d'accord, monsieur. » qu'il répond avec toute l'insolence dont il est capable. shade se met en mouvement, les pieds dans l'eau, petit bruit de courant à chaque pas. le voyant doit s'y résoudre ; jusqu'aux chevilles il s'englue à son tour dans l'eau non identifiée.

« Et ne me parle pas. J’ai besoin de me concentrer. — te concentrer pour quoi? t'es pas du coin? » shade, son dos et sa lampe restent devant lui. soleil a connu mieux comme manière de faire la conversation, mais le stress et la soif le rendent encore plus loquace qu'à l'accoutumée. "tu m'as pas répondu, tout à l'heure. tu connais le quartier? donc tu sais où on va? ça me rassurerait beaucoup que tu dises juste oui." il s'arrange pour remonter au niveau de shade, ce qui n'est pas une mince affaire dans leur petit marécage personnel. "alors comme ça, c'est à ketterdam que t'es tombé. celestia, ketterdam. tu parles d'une chute. quelle poisse. enfin, au moins tu auras évité zaun. en un sens, t'as eu de la chance." puis il y réfléchit deux secondes et, tout bien considéré, il ne voit pas trop la chance là-dedans. "j'connais quelqu'un qui pourrait peut-être nous tirer de là. son bureau est à ketterdam, j'ai son numéro. enfin, si jamais ça capte dans les égouts. il est formé pour ça, c'est un pacifieur."

une veine apparaît dans le cou de shade à la mention du mot pacifieur. "relax, relax. il est du genre cool, avec qui tu peux déconner. enfin, pas trop quand-même. mais il t'aiderait plus que moi à sortir de là et..." il marche aux côté de shade, expressément ce qui lui avait été défendu (comme toujours), car se rapprocher de shade et de la veine sur son cou est plus fort que lui. "et il pourrait ramener des poches de sang avec lui." tandis qu'ils marchent il ne regarde plus ses pieds, ni l'eau, ni le tunnel environnant. ni le visage de shade, ni son corps, ni sa lampe. seulement son cou, rien que son cou. "ce qui serait, hum, tu sais, très utile. très utile."

« D’accord, monsieur. » Ses deux orbes roulent dans leurs orbites sans que Soleil ne le voit faire. C’est plus discret qu’un énorme soupir mais pas aussi cathartique qu’un gros coup de poing dans sa mâchoire.
Il progresse consciencieusement, à l’affut d’embûches ou de créatures qui se terrent sous l’eau ou à une sortie de tunnel. Parfois il prévient le vampire pour qu’il évite de se prendre un obstacle caché, parfois non. Son « t’es pas du coin » se ponctue d’un « aie ! » de reproches, ce qui décoche un amusement léger au zaunard. « Ça me rassurerait beaucoup que tu dises juste oui . — Oui. » La tête blonde rattrape son retard pour marcher à ses côtés, Shade s’arrête d’avancer. « Mes instructions, c’était que tu restes à distance. » Il lui parle de Ketterdam, d'à quel point il est chanceux. Il mériterait qu’ils prennent une pause pour qu'il s'improvise dentiste et lui arrache ses maudits crocs d’enfant du fléau. Ça le défoulerait et lui, ça le dissuaderait d'aligner une énième idiotie injurieuse.
Il lui en veut d’être aussi égocentrique, de ne pas réaliser à quel point il est Célestien. Il n’a aucune conscience de ce que c’est d’être un citoyen de la basse ville. Il vient à se demander s'il est même conscient de sa condition de vampire, car à elle seule elle devrait ouvrir une brèche de lucidité sur tout ce qui se passe sur ce coin de la carte. Il ne doit plus faire l’unanimité maintenant, il est un peu comme lui, déchu. Et pourtant, il est là avec son discours d’ignorant et le pire c’est qu’il en entend chaque mot.
Il est rare qu’au court d’une conversation sa magie n’éteigne pas la voix de quelqu’un. Soleil lui, n’a pas été censuré une seule fois depuis qu’il s’est mis à débiter pourtant un flot exaspérant de mots à la minute.
Ça lui rappelle pourquoi à l’époque il s’est lié d’amitié avec lui, ce n’est pas tous les jours qu’on rencontre quelqu’un avec un fond aussi pur. Soyons clair, ça ne lui retire pas tous ses innombrables défauts mais.
Mais, ça l’aide à mieux les tolérer.

À l’évocation du pacifieur, le ciment sous sa peau fixe son expression d’un « non » catégorique. « Je n’ai pas besoin d’aide, je t’ai déjà dit que je savais où on allait. » Un flic formé pour ça dit-il, ça le fait doucement rire. Ils ne sont pas capables de gérer une cohue à une fête nationale et encore moins de protéger les citoyens du Fold mais en revanche, ils sont formés pour servir de guide.
Ça, il veut bien le croire. Kaëden et ses collègues doivent connaître Velaris sur le bout des doigts à force de s’y promener.
« Pourquoi tu as le numéro d’un pacifieur ? » Et comment se fait-il qu’il en connaisse assez sur lui pour pouvoir lui en faire une description comme « cool et déconneur ? » Ça pourrait être une connaissance de son père mais ça ne colle pas. Quelqu'un comme lui ne fréquenterait pas quelqu'un d'en bas et ne le mettrait pas en relation avec son précieux fils d'en haut.
Qu’il soit aussi familier avec un pacifieur de Ketterdam… prêt à le sortir des égouts… et à faire ses courses... Tout est suspect et abracadabrant dans cette histoire.
À son avertissement, Shade reprend leur expédition en mettant un point d’honneur à préserver une distance de sécurité.
« J’ai de quoi empoisonner mon sang sur moi. » C’est faux, mais avec Soleil ce genre de ruse ne coûte rien. « On en a encore pour dix minutes. Si tu veux passer le temps, je te conseille de déjà composer le numéro de ton chauffeur pour qu’il vienne te récupérer à la sortie. »
En continuant d’avancer, il réalise qu’il est parasité de questions comme « comment se fait-il qu’il soit devenu vampire du jour au lendemain ? » ; « qu’est-ce qu’il faisait ici ? » ; « pourquoi le fléau qui l’a transformé ne s’occupe pas de lui et le laisse errer avec sa faim ? » ; « Pourquoi était-il seul ? »
Chaque fois qu’une question surgit, il essaie de se rattacher à sa mission. Il laisse ses sens vadrouiller pour occulter tout ce qui le lie affectivement à lui.
« Toi qui n’as rien à faire ici, qu’est-ce que tu faisais là ? »
Foutu Soleil.
Foutus bracelets d’amitié, foutu jeu de cartes, foutu passé.

« Pourquoi tu as le numéro d’un pacifieur ? » il n'y a pas une seule seconde où soleil envisage de répondre à cette question. déjà parce qu'il ne saurait pas comment y répondre sans mentir — et il déteste mentir. ensuite car il est tenu de ne pas dire la vérité, et qu'il vaut mieux pour lui respecter cette partie du deal. la question de shade entre donc par l'oreille gauche et ressort immédiatement par la droite ; entre temps elle ne fait que traverser son cerveau, très vite et sans s'y éterniser. puisque shade aime tant le silence, il prend le parti de simplement rester silencieux au lieu de tenter de noyer le poisson.

il reporte son attention sur bien mieux : sa veine. c'est alors que son frangin d'une autre vie le prévient : « J’ai de quoi empoisonner mon sang sur moi. — ah. » ah. il a soudainement beaucoup moins envie de cette veine ; bien qu'elle ne soit pas encore empoisonnée, mieux vaut malheureusement ne pas y toucher. « pourquoi tu te trimballes avec du poison ? t'es vraiment devenu un mec bizarre. c'est ketterdam qui fait ça à ses gens ? » shade ne daigne pas répondre, et ils continuent à marcher dans les égouts de la basse-ville. « tu sais, j'aimerai pas trop que tu t'empoisonnes. » qu'il trouve important de rajouter, ayant repris ses distances comme shade le lui a demandé (imposé). « t'es déjà mort une fois. c'est bien assez. » qu'il fait remarquer, et shade lui répond qu'ils en ont encore pour dix minutes.

dix minutes.
c'est tout le temps qu'ils auront ensemble avant de se séparer et que shade ne meure encore une fois.
c'est le peu de temps qu'ils auront ensemble avant de se séparer et que shade ne meure encore une fois.

il cherche quelque chose à dire. quelque chose qui pourrait le retenir. quelque chose qui pourrait les lier, encore, et le persuader de ne pas mourir, encore. il ne trouve rien. heureusement shade demande alors : « Toi qui n’as rien à faire ici, qu’est-ce que tu faisais là ? » sur ça il peut dire la vérité, bien qu'ils se soient mis d'accord avec arkham pour ne pas trop l'ébruiter. shade n'évolue pas (plus) dans son cercle, de toute façon ; il y a très peu de probabilités pour qu'il ne répète quoi que ce soit à des gens de midrias. « je cherchais du sang. j'ai été mordu, comme tu l'as déjà bien capté. » à essayer de l'attaquer au cou, à regarder sa veine dans les égouts. « j'évite midrias parce que c'est mon quartier. et mordre des gens de celestia ne me semble pas très indiqué. reste la basse-ville, mais il faudrait me payer pour que je retourne à zaun.»

il hésite à tout lui raconter, tout, la prison, et avant elle le procès, et après elle le motel, et au milieu de tout ça la morsure. à la place, il déclare sobrement : « c'est là-bas que j'ai été mordu. » il lui est toujours difficile de le prononcer à haute-voix ; ça ne semble pas naturel. ça ne semble pas vrai, ça ne semble pas réel. chaque fois qu'il essaye de s'y confronter, une voix lui murmure que ce n'est pas arrivé. « maintenant tu me dois quelque chose. c'est chacun son tour. pourquoi tu sais couper les pattes d'une kikimorrhe ? » qu'il continue, bien décidé à en savoir un maximum sur son ancien frère durant les dix minutes de sursis qui leur sont accordées.

« C’est Ketterdam qui fait ça à ses gens ? » Shade plaque sa langue contre son palais pour lui éviter une réplique cinglante. C’est fou d’être lui et d’être si peu éduqué sur la question. C’est à se demander s’il aurait réussi à survivre s’il n’avait pas croisé sa route.
« Tu sais, j’aimerais pas trop que tu t’empoisonnes. » Il essaie de garder le cap de leur route, de ses émotions. Ses yeux oeuvrent en boussole pour ne pas les laisser se faire envahir par ce qu’il ressent, par ce qui le trahirait aussi.
Vis-à-vis de Soleil mais aussi, vis-à-vis de lui-même.
C’était plus facile de faire comme s’il n’avait rien vécu avant Zaun, lui qui s’y est si vite adapté, qui en a modifié jusqu’à son ADN. Il est plus Zaunard qu’il n’a jamais été Célestien.
Il a réussi à tromper son monde, personne n’a douté de lui. Ni Aska, ni Karseis, pas même Jazz qui pourtant flirte avec les hautes sphères.
On pourrait penser qu'être un Wicke était pas un faux départ, mais il suffit qu’il rencontre Soleil pour éprouver une sorte de chagrin indicible.
Il n’était peut-être pas fait pour cette vie d’or mais cette vie-là n’est pas facile non plus. Encore plus lorsqu’on y est jeté et qu’on doit s’y relever seul.
Quand Soleil allait à l’école, choyé par son père d’adoption. Lui était à l’orphelinat, à se croire fou parce que toutes les voix étaient muettes. Puis il a compris que son artefact s’était bien moqué de lui mais c’était trop tard pour leur dire qu’ils s’étaient trompés, alors il s’est adapté. Il a appris la survie avec des gosses qui n’avaient connus que ça, quand lui n'avait jamais eu à se battre pour quoique ce soit. Le Fold et la misère leur avait tout pris, lui avait tout perdu pour moins que ça.

« T’es déjà mort une fois, c’est bien assez. »

Et vous, vous êtes tous morts aussi et j’ai réussi à me convaincre que c’était mieux comme ça.

Et pourtant, l’entendre l’évoquer tout haut, ça lui fait quelque chose.
En se coupant d’eux il a réussi à compartimenter ses deux vies pour n’en garder qu’une seule. Celle où ils n’existent plus est plus supportable car la conscience est anesthésiée de tout le manque, de toute la solitude, de toute la colère mais aussi de l’amour largué sur un radeau qui a longtemps flotté avec l’espoir d’être remonté à la surface mais en quinze ans, personne n’est venu le chercher.
« Je ne suis pas mort. Si tu avais vraiment voulu me trouver tu aurais utilisé ta lune ou tu aurais payé quelqu’un qui en a les compétences, tu aurais fait quelque chose. Alors ne te lamente pas, surtout pas auprès de moi parce que c’est indigne de toi et des enfants qu’on a été ensemble. »
Il se démasque officiellement, de toute façon il n’y’avait pas vraiment de doute, juste un jeu du silence pour la forme.
Ses ressentiments sont articulés sans ferveur mais il y’a dans le ton ses blessures et son tranchant.
Il ne se sent pas plus soulagé, il déteste cette situation et il s’agace de ne pas avoir préféré l’éviter car s’il ne l’avait pas trouvé, quelqu’un d’autre serait tombé sur lui et il aurait souffert de cette basse ville dont il ignore tout.

Il lui parle de sa transformation, des zones de Velaris sur laquelle il a mis des croix et il doit avouer qu’il a du mal à compatir. Déjà car des drames pire que le vampirisme, il en voit tous les jours mais aussi parce que son histoire ne tient pas debout. Qu’est-ce qu’il faisait à Zaun ? Pourquoi ne lui a-t-il toujours pas expliqué ses affinités avec sa nounou de pacifieur ? Pourquoi s’il est capable de lui donner des poches de sang, ne reste-t-il pas chez lui à les siroter plutôt que de risquer sa vie dans cet endroit qu’il méprise ?
« Je ne te dois rien, je t’ai sauvé la vie. La prochaine fois que tu veux quelque chose de quelqu’un, ne lui donne pas tout de suite l’information sinon tu n’auras jamais ce que tu veux. » Il a l’impression de donner un cours à Aska, cette pensée agit comme un baume apaisant sur les plaies que cette rencontre a rouvertes. « Va dans des bars à vampires, y’a un tas de tarés qui sont prêts à se faire mordre gratuitement. Il y’en a à la frontière entre Ketterdam et Zaun ou alors, demande à ton père de te fournir du sang mais évite la chasse, c’est pas pour toi. » Il n’est pas fait pour la vie de fléau, il doit vite remonter là-haut pour retrouver ses repères, sa maison et sa famille.
Lui, il peut.