La nuit, ou soirée, est déjà bien avancée pour Kaz. Il a perdu la notion du temps au fil des verres, des clopes et des rencontres, entre les basses et les néons, la chaleur du dancefloor et l’air plus frais (mais tout autant étouffant) du toit. S’il s’autorise (bien trop) régulièrement les sorties dans la haute-ville, venir ici bas, à Ketterdam, lui paraît toujours offrir, ironiquement, un peu plus de liberté. Ou peut-être est-il déjà trop arraché pour penser clairement. Ou peut-être qu’il s’en fiche, après tout. C’est la tempête dans sa tête depuis longtemps, mais passer, perdre ses heures au Playground ou ailleurs tant que l’alcool coule à flot et que les substances s’échangent de main en main, tait l’ouragan, le tient à distance.
Il a oublié la raison pour laquelle il a quitté le night-club, se trouve maintenant depuis il ne sait combien de temps dans une cage d’escaliers sombre, dos au mur, yeux rivés sur son Velari’phone, doigts tremblants et lettres dansantes l’empêchant de composer correctement son message, si bien qu’il abandonne, reste encore un peu là, regarde les fêtards aller et venir entre le bar-lounge et la boîte de nuit. Juste le temps que le monde arrête de tourner et que le sol soit plus stable, longues minutes dans le silence, entre les musiques de chaque étage. Quand il se sent à nouveau capable d’aligner deux pas correctement, il reprend son bout de chemin et retrouve le bar du Playground, où il y a un peu moins de monde. Machinalement, il commande à nouveau à boire puis déambule entre les tables et clients en se demandant s’il fait une pause avant de retourner danser ou s’il devrait juste partir une fois son verre vide.

En se retournant, il pense reconnaître Madden Erenford, mais doit s’y prendre à deux fois avant d’être sûr qu’il s’agit bien de son collègue. Kaz ne se qualifierait pas forcément de parfait physionomiste, mais il oublie difficilement les visages de ceux qu’il côtoie régulièrement, s’attache aux détails, les traits, les prunelles mordorées non dissimulées. Le doute n’est que passager lorsque l’homme l’interpelle. Kaz hausse légèrement un sourcil, aussi interrogateur que suspicieux, avant de retrouver un minimum de lucidité et se rappeler que Madden — et lui-même, pour être franc — n’est pas supposé être ici. Qu’Erenford a probablement beaucoup à perdre s’il est reconnu; que lui aussi, mais l’alcool et les substances l’empêchent partiellement de s’en rappeler (et puis, ces dernières semaines, Kaz n’est plus tant certain de vouloir ou de pouvoir **continuer à jouer sur tous les tableaux, à briller en société d’un côté et à se réfugier dans les bas-fonds de l’autre sans que jamais ces deux facettes de sa vie ou de sa personne ne se mélangent). Le jeune homme ne sait plus ce qu’il veut, ni ce qu’il fait. Il sait où est sa sœur, maintenant, et c’est compliqué, mais il n’a concrètement plus le besoin de se faire force de l’ordre ou de prétendre qu’il est la personne la plus stable de Velaris. Si son masque venait à tomber cette nuit, il n’en aurait sûrement rien à faire.
Mais ça n’est sûrement pas le cas de Madden, alors Kaz tente de réfléchir vite sur la marche à suivre. Son regard glisse sur la boisson de son collègue, puis plus discrètement vers les autres tables, et finalement décide d’entrer dans le “jeu” d’Erenford. “Why would I follow you? I think I was here before you.” En vérité, il n’en a aucune idée, et il retient l’envie de râler et de demander à Mads pourquoi il ne l’a pas invité (mais Kaz non plus n’a pas mis au courant Erenford de sa sortie). Le danseur prend place à table en face de son interlocuteur avec un léger sourire en coin, doigts tapotant le bord de son verre. “Relax. We want the same thing, don’t we?” D’un geste souple et rapide de sa main libre, il indique discrètement le reste de la salle. “To have a nice time.” Ou peut-être que le witcher est simplement là pour grommeler. L’idée que Madden veuille être seul pour décompresser passe bien dans la tête de Kaz, mais Kaz la chasse trop vite. “Though it’s more fun upstairs… Do you want to go upstairs?” Les mots s’enchaînent rapidement. Kazan suppose qu’il ne devrait pas retourner dans la partie night-club de l’établissement, car il n’en partirait pas avant la fermeture à moins de suivre l’un ou l’une ou l’autre et finir sa soirée ailleurs. Le bar est calme — plus calme que l’étage, c’est certain — et peut-être devrait-il rester ici un petit moment, redescendre un peu. Être raisonnable. Avec la présence de Mads, c’est un peu plus facile; Kaz n’a pas réellement envie d’être totalement arraché face à son aîné. Une seconde, il s’imagine commander un verre d’eau pour se purger plus vite — mais comme le reste, la pensée est passagère et il n’y prête qu’une attention négligeable. À la place, il fixe son regard sur Madden. “Bad day? Bad week?” Kaz prend rapidement une gorgée de son verre, avant de reprendre, sourcils froncés, “Haven’t seen you here for a looong time.” Ce qui n’est sûrement pas plus mal. Dans un autre monde, un monde plus doux et surtout plus raisonnable, Mads et lui ne se verraient que dans la haute, que lorsqu’ils s’entraînent ou traînent ensemble dans des activités qui n’ont rien à voir avec tout ce qui les entoure actuellement (l’alcool et autres, la tentation, la basse-ville). Et dans d’autres circonstances, peut-être que Kaz l’aurait laissé tranquille dans son coin, n’aurait pas risqué que quiconque reconnaisse l’un ou l’autre pacifieur, surtout Erenford, mais c’est trop tard, et il doit de toute façon faire des efforts monstres - et fatiguants - pour ne pas simplement embarquer son “ami” dans sa chute.