Naëbi, Kaz entend une première fois. Il suppose que ses pensées résonnent trop fort dans sa tête ce soir. Naëbi, Naëbi, Naëbi. Il l’entend souvent, ce prénom — dans ses rêves, dans ses insomnies, dans la rue, dès qu’il baisse sa garde, principalement lorsqu’il est seul, deux-trois petites syllabes qui virevoltent au creux de son esprit, tantôt brise légère tantôt tempête mais jamais totale accalmie — et pourtant il se fige, quand bien même il n’était pas très mobile, debout au sein d’un petit groupe de personnes, son verre à la main. Le temps d’une seconde, tout le reste disparaît, le prénom plus fort et plus présent (et plus important) que les discussions et la soirée autour. Naëbi. Il se force vite à s’extirper de ses pensées et à revenir dans le présent, avec un sourire, un hochement de tête et une bonne gorgée de son cocktail. Ce n’est pas la première fois qu’il entend ainsi le nom de sa sœur, ou que les lettres et sons s’assemblent d’eux-mêmes, son esprit prenant apparemment un malin plaisir à lui planter un couteau dans le dos (et dans le cœur). Il doit être trop sobre, pas assez concentré ou les deux à la fois. Alors il finit son verre un peu vite, se met à regretter sa présence ici, se dit qu’il se serait sûrement plus amusé ailleurs et avec d’autres, qu’il ferait mieux de disparaître quelques minutes dans un des salons privés ou les toilettes pour remplir son nez et son cerveau d’une poudre qui lui fera oublier momentanément ses pensées, ou même qu’il ferait mieux de quitter le Velvet Spire. La simple idée l’agite; il prétend retourner au bar pour se resservir, afin de marcher et bouger un peu.

Et il l’entend une nouvelle fois. Naëbi. Cette fois, impossible qu’il l’ait imaginé, il en est certain. Son sang ne fait qu’un tour, il cherche du regard d’où vient la voix qui prononce avec tant d’insistance le nom de sa sœur. Mission vaine, Kaz se sent vibrer; il commande un nouveau verre, traverse la foule, trouve un endroit à l’écart, près d’un mur, où il espère remettre ses pensées au clair. Il doit y avoir plusieurs Naëbi à Velaris, mais lui n’en connaît qu’une, et son nom n’est pas Grim, mais les mécènes de la haute sont connus pour ça, non ? Pour enlever les enfants aux dons particuliers. Comme ils l’ont fait avec sa petite sœur — car ça ne peut être que ça, il n’a jamais imaginé la possibilité qu’elle ait disparu pour rien, et le reste des Vox non plus n’a jamais émis l’hypothèse d’un destin plus funeste. Kaz en a toujours été convaincu : sa sœur est quelque part à Celestia, et c’est tout ce qu’il sait vraiment depuis le jour où elle (lui) a été enlevée. Quelle est la possibilité qu’une Naëbi différente se trouve ici ? Quelle est-elle, vraiment ?

Elle le bouscule presque. Une fille à la robe bleue. Jusqu’alors concentré sur son verre et ses pensées, Kaz pose les yeux sur elle, et leurs regards se croisent le temps d’un instant. Elle a le sourire et le rire malicieux, doigt devant ses lèvres, et des mots remplis d’espoir. Ceci sera notre secret ! Naëbi Grim n’est jamais passée ici ! Et elle disparaît, aussi vite qu’arrivée, à travers les rideaux, vers le balcon, et Kaz n’a pas le temps de réellement réagir, paralysé par le prénom, par l’apparence de la jeune femme, par quelque chose qu’il ne parvient pas à nommer, pas maintenant. Naëbi Grim n’est jamais passée ici, et Naëbi Vox n’a jamais disparu, n’a pas non plus disparu au coin d’une rue, treize ans plus tôt. Pendant quelques secondes supplémentaires, Kaz n’entend que son cœur à ses tempes, et Naëbi, en boucle. Il regarde les rideaux menant à l’extérieur, puis ses propres doigts repliés autour du pied de son verre, et enfin le reste de la salle sans vraiment voir qui que ce soit. Il se force au calme, refuse de trembler et de faire trembler le monde avec lui. Naëbi. Naëbi Grim. Le prénom, comme sa sœur. Jeune, comme sa sœur. L’apparence, comme sa sœur, ou peut-être une version qu’il s’est imaginée plus âgée de la gamine qui a disparu des années plus tôt. Ca ne peut pas être elle. Ca pourrait être elle. Ca doit être elle. Qu’a-t-il à perdre ?
Il disparaît à son tour à travers les rideaux, dans l’air extérieur. Naëbi se tient sur le balconnet, appuyée à la rambarde dans sa belle robe bleue. Kaz n’a pas de plan, pas vraiment, il veut juste savoir, en a l’urgent besoin. Le cœur battant mais le corps, les vibrations, les émotions sous contrôle, il rejoint la jeune femme au bord du balcon, se place à côté, à une distance raisonnable, afin de ni la surprendre ni empiéter sur son espace. “Ca te dérange si je fume ?” Il demande, ou plutôt informe, puisqu’il n’attend pas vraiment la réponse avant de se rouler une cigarette. Le geste et l’habitude contribuent à le détendre un peu, mais ses yeux restent rivés sur la feuille entre ses doigts plutôt que sur Naëbi. Il n’ose pas, appréhendant autant qu’il anticipe la vision de potentiels caducées sur les paumes de la demoiselle. Il préfère même attendre avoir pris une première taffe et avoir profiter du calme avant de se remettre à parler, faisant semblant d’admirer la vue. “Naëbi Grim, hm ? Tu fuis la soirée ?” Il lui jette un coup d’oeil discret, puis contemple à nouveau Celestia et ses tours illuminées. “Quelqu’un semblait te chercher. Ton père ? Ton fiancé ?” Kaz sourit légèrement, pour lui-même — sait-elle qu’il cherche une Naëbi depuis toutes ces années ? — puis sourit à la dite Naëbi et parle plus bas, sur le ton de la confidence. “Ne t’inquiète pas, ton secret est bien gardé avec moi.” Et à nouveau, il détourne la tête, regarde droit devant lui, tire sur sa cigarette pour avoir autre chose à faire que s’attarder sur les possibilités et tout ce qu’il ressent sous sa peau, l’anticipation, l’espoir, la crainte aussi.

"Oh, c’est juste mal vu de fumer à l’intérieur,” il répond distraitement, se doutant bien qu’admettre la vérité — qu’il ne fuit concrètement rien (ou pas grand-chose) et qu’il l’a suivie sur le balcon par curiosité — n’est pas la meilleure chose à faire. Sans doute est-ce aussi pour cela qu’il pose rapidement d’autres questions — afin de noyer le poisson et poussé par le besoin d’en savoir plus. Naëbi — vraiment, combien peut-il y en avoir à Velaris ? Laquelle pourrait être sa sœur ? Cette fille qui se tient à côté de lui ? Et si ?
Kaz s’efforce de regarder devant lui, fumant ponctuellement, essayant de se concentrer sur sa clope plutôt que sur les pensées qui tourbillonnent (et l’espoir, l’attente, qui lui enserrent la poitrine). Du coin de l’œil, il la voit se tourner entièrement vers lui — mais toujours, il préfère porter son attention sur un point dans le ciel, l’une des étoiles, puis les lumières d’un bâtiment en contrebas. Un léger rire lui échappe, mais il ne décline pas son identité pour autant, pas tout de suite du moins. Il pourrait, certes, tout comme il pourrait simplement se jeter tête baissée dans l’inconnu et directement dévoiler la raison de sa présence ici sur le balconnet avec elle. Mais cela n’a jamais été sa méthode (avec le recul, il se demande si ça aurait fait avancé sa recherche de sa sœur plus rapidement, s’il ne prenait pas autant de temps à penser et à réfléchir et peut-être à se méfier du reste du monde). Mais si cette fille n’est pas sa sœur, lui dévoiler quoi que ce soit pourrait le mener à sa perte, peu importe la façon. Ce n’est pas l’envie qui lui manque, néanmoins. Il s’est retenu tant d’années, au point même de ne pas parler de sa recherche à qui que ce soit d’autre — jusqu’à preuve du contraire, seule sa famille est au courant, et Neo. Il n’a jamais fait de recherche publique, car les retombées pourraient être destructrices pour lui mais surtout pour ses parents, sa famille, et probablement sa propre sœur.

“Ni père ni fiancé.” Kaz lui lance éventuellement un regard, au moment où elle se détourne de lui, mais les prochains mots de la jeune fille fixent ses yeux sur elle pendant plus longtemps. De la même façon que le prénom l’a figé quelques minutes plus tôt, le mot mécène se met à résonner dans sa tête. “Tu es donc une Gifted,” il constate à voix basse, plus pour lui-même qu’autre chose, et son sang se glace puis bouillonne et il tire une nouvelle taffe, plus nerveux. Once is a coincidence, but twice is a pattern. Les cases se cochent; il se concentre à nouveau sur sa cigarette et sur son verre, résistant à l’envie (et besoin) de vérifier la présence de potentiels caducées. Et éloignant la possibilité, fuck, la probabilité qu’il parle à sa sœur à l’instant présent. Ce n’est qu’après être certain que sa voix ne tremblera pas qu’il hoche la tête légèrement. “D’accord. Ton père. Ce sera notre petit secret également.”
Il a envie de tout exploser. Est-il vraiment avec sa sœur ? La surface de son verre vibre légèrement — alors, pour se détendre, il boit le reste de son cocktail cul-sec et se concentre sur la voix de Naëbi (est-ce ainsi que sonne la voix de sa sœur ?). Un peu nerveux, il évite toutefois de la regarder, pose son verre vide sur le sol de la terrasse, change le restant de sa clope de main, pense déjà à s’en allumer une autre (ou autre chose), et les voix de ses professeurs à l’Académie lui répètent de se calmer, keep it inside, everything. Contrôle. Concentration. La question de Naëbi fait disparaître les tremblements sous sa peau, fait reculer les vibrations comme de petits serpents effrayés (et frustrés). “J’aurais préféré.” Il force un léger rire, qui sonne moins faux qu’il ne l’espérait. Avec un petit geste de la main, dramatique, Kaz complète, “Mais non. Hélas, je fuis l’ennui.” Mi-mensonge, mi-vérité, mais la discussion semble si peu importante quand cette fille pourrait être Naëbi, sa petite sœur. Naëbi Vox, et non Naëbi Grim au bras de son mécène.

Et il les voit, de toute façon, le regard inexorablement attiré par la recherche de vérité. Elle passe ses cheveux sur une épaule, et ses paumes sont tatouées. Pour être certain qu’il ne se fait pas tromper, Kaz observe chaque mouvement des mains de Naëbi, et quand les bras retombent, que les mains de la jeune fille retournent où elles l’étaient auparavant, les doigts tapotant la rambarde, il le voit mieux, le bâton aux deux serpents, le symbole des healers, celui-même inscrit dans les minuscules paumes de sa sœur lorsqu’elle est née, ce motif qui lui a échappé treize ans plus tôt dans une rue de Midrias, le même dessin qu’il a fini par se tatouer, caché sous les vêtements, comme rappel autant de son échec que de son objectif. Si une fois est une coïncidence, deux une tendance, que signifie trois ? Il le sait. Il le sait, ça ne peut que être cela. Please, let it be that.
Tout vibre à nouveau à l’intérieur. Kaz détourne les yeux des caducées (de sa sœur ?), cherche à s’ancrer autant que possible dans le sol du balcon et dans l’instant présent. Maintenant son verre est trop vide, et sa clope terminée, et il n’y a plus que le silence et les gratte-ciel autour et la soirée mondaine à l’intérieur et rien n’a plus d’importance. Pensées assassines se mêlent à l’espoir, le font douter — Et si ce n’était pas du tout sa Naëbi ? Et si les dieux avaient trouvé la plus cruelle des méthodes pour le faire souffrir ? Le jeune homme pose les deux mains sur la rambarde, s’y agrippe légèrement, besoin de bouger dans le petit espace où ils se trouvent, met tout le poids de son corps sur ses talons, puis sur la pointe de ses pieds, et ce une ou deux fois avant d’être à nouveau bien à plat dans ses bottines. Doigts toujours sur le bord du balcon, il lève les yeux au ciel. Si c’est une blague des instances supérieures… Il met de côté cette pensée. “En fait…” Dissipée, l’envie de faire profil bas. Il relâche la rambarde, n’y pose plus qu’un coude pour se tourner vers Naëbi et l’observer des pieds à la tête, en s’attardant un instant supplémentaire sur les caducées visibles en partie. “J’ai aussi un secret.” Son cœur bat à mille à l’heure. Les mots restent bloqués, il ouvre la bouche, la referme, si bien qu’il sourit légèrement, sans joie, tête baissée, pour cacher l’embarras qu’il ressent. Kaz n’est pas certain d’être capable d’essuyer ce qui pourrait être un échec — Et si, bordel ? — mais il est également incapable d’imaginer sa propre réaction s’il s’avère qu’il a raison sur toute la ligne. Alors il hésite encore un peu, et enfin se lance, toute son attention à nouveau sur la jeune femme. “En fait… j’ai une sœur, qui a le même prénom que toi. Naëbi Vox. Qui est une healer, comme toi.” Il indique les caducées d’un petit geste du menton. “Qui, je suppose, vit avec ses mécènes ici à Celestia.” Kazan parle à voix basse, contrôlant chacun de ses mots de peur que trop d’émotions n’en ressortent. Et, plus bas encore, il confesse, “Elle a été…” Enlevée est le mot exact, mais il continue plutôt par, “… emmenée il y a une dizaine d’années. Treize ans. Presque quatorze, plus exactement.” Sa phrase se finit presque dans un murmure. En est-il en train d’en dire trop à quelqu’un qui pourrait ne pas du tout être sa sœur ? Et si c’est bien elle, loin de lui l’intention de la brusquer. Ce n’est pas le moment, ni l’endroit, peut-être que ça ne le sera jamais, mais il ne sait pas comment essayer de lui faire comprendre autrement, et il ressent cette urgence, la nervosité, plus que jamais, désormais lancé dans ses confessions. “C’est juste… beaucoup de coïncidences.” And please, let it be all true.