Love, il faut que tu voies Love. Il faut que tu la voies pour lui hurler dessus, ce que tu ne feras pas, il faut que tu la voies pour tout annuler du pacte, ce que tu ne feras pas non plus. Mais il faut que tu la voies, même si tu ne sais pas encore ce que tu feras vraiment, parce que tu n’arrives plus à retenir les torrents d’échardes glacées qui te lacèrent à l’intérieur. Parce qu’ils risque de se déverser hors de ta bouche et que malheureusement pour toi Lux, cette détestable Shymer est la seule auprès de laquelle ta parole à le loisir d’être un peu plus libre, la seule auprès de laquelle tu peux faire des erreurs, parce que c’est la seule au courant de ce secret qui te dévore.

C’était censé résoudre tous tes problèmes pourtant, maintenant que tout le monde te considère comme une fille, qu’au moins tu n’as plus à cacher cette partie de toi ; que tu peux vivre en étant qui tu es vraiment. Mais ça n’a fait que dévoiler toutes tes autres failles les plus profondes. Celles que tu ne voulais pas voir, celles qui étaient cachées par la plus grande et maintenant qu’elle n’est plus là, tu ne sais plus comment faire pour les dissimuler.

Tu es devenue paranoïaque - tu as l’impression que chaque personne en train de murmurer en ta présence sait ce qui est en train de se tramer, que tout le monde est au courant de ton immense mascarade dévoilée. Tu fais des cauchemars, te réveilles avec la sensation que ton visage sera placardé partout comme celui d’un imposteur, et si les parents Snyder l’apprennent alors ils te renverront là d’où tu viens sans sommation. Même ton Don ne te sauvera pas cette fois, Felicia.

Alors tu ne sais pas pourquoi tu veux voir Love, ni ce que tu feras, mais elle est la seule qui connaît la pire partie de toi. La m e n t e u s e éhontée que tu es.  Et ce soir, tu n’en peux plus de mentir, même si la vérité est bien trop laide pour que tu la supportes très longtemps.

Elle est à l’endroit habituel, ça te soulage un peu. Pendant tout le trajet tu as eu peur qu’elle ne t’ai trompé elle aussi, qu’elle n’ait répondu à tes messages que pour mieux endormir ta méfiance et te planter seule au milieu de Ketterdam. Tes escapades là-bas sont de plus en plus nombreuses, mais ça ne veut pas dire que tu y as ta place ou que tu t’y sens à l’aise pour autant, et tu ne sais pas vraiment comment tu arriverais à t’en sortir par toi-même Lux, perdue dans les ruelles de ce couperet. Venir la rejoindre était déjà assez compliqué comme ça.

Mais il est hors de question de montrer que tu pourrais presque être contente de la voir, et ton visage reste de marbre. Le sien l’est aussi d’ailleurs, quand ses yeux pâles se posent sur toi ; sa peau est presque aussi blanche que la tienne, et tu te demandes si c’est cette partie de ton corps qu’elle t’a volé.

-Bonsoir, Love.

Tu n’as pas hurlé, finalement - ta voix est aussi creuse que ton âme. Tu préfères un cynisme tranchant, gelé, qui te convient mieux. Qui vous convient mieux, à toutes les deux, superbes statues de glace comme immobiles aux seins de la frénésie des ombres alentours.

-Déjà à la recherche de nouvelles victimes ?

Tu n’as pas ta place ici, Lux, ça se voit à des kilomètres à la ronde. Tu n’as pas ta place au milieu de la crasse et des ténèbres qui caractérise le lieu, alors même que tu questionnes celle d’où tu viens, entre tes tours de verre tout là-haut. Peut-être que tu n’en as pas tout simplement Felicia, que nul part il n’y a d’endroit taillé pour toi. En tout cas, ce n’est définitivement pas celui-ci. Tu fais tâche dans le décor avec le blond lumineux de tes long cheveux soyeux, avec tes vêtements trop soigneux, avec le col clair de ta chemise blanche qui dépasse de la seule veste sombre que tu as trouvé dans ta garde-robe.

Tu regardes Love, et tu n’arrives pas à savoir si elle se démarque autant que toi, superbe avec son menton relevé et sa posture de reine cobra prête à bondir sur sa proie - ou bien si au contraire, son air de prédateur la fond encore plus parfaitement dans le décor, parce que tu ne t’y sens certainement pas en sécurité alors qu’elle y évolue sans la moindre peine. Elle est haut de la chaîne alimentaire, alors que tu es tout en bas ; c’est bien la seule chose où tu t’admets qu’elle est supérieure à toi. Sur tous les autres points, tu la surpasses évidemment, ça ne serait pas possible autrement. Il faut bien que tu y crois dur comme du fer sinon tu t’écroulerais sur place, y aurait plus rien pour te retenir de craquer complètement.

Ton prénom glisse entre ses lèvres, te rappelant douloureusement qu’elle a été la première personne à ne jamais t’avoir appelé comme ça. Felicia. Quand les autres ne t’appelaient pas Felix, c’était Lux, mais elle n’allait pas utiliser un surnom ou ton ancienne appellation pour sceller ce nouveau pacte qui allait changer ta vie. Pour le meilleur, tu pensais, mais aussi pour le pire.

On peut changer en bien ou en mal, Lux, mais certainement pas en la même chose et tu ne sais plus qui tu es, plus vraiment ce que tu veux non plus. Même si elle annulait, rien serait plus pareil, plus jamais. Et tu te mords les lèvres quand elle te pose enfin la fameuse question à laquelle tu ne voulais pas penser, parce que tu ne sais pas quoi y répondre : pourquoi t’es là ? Oui, Felicia, qu’est-ce que tu fais là ?  

Tu aimerais pouvoir rétorquer du tac au tac, toujours avec autant de mordant mais la seconde d’hésitation t’as déjà fait perdre. Tu ravales ton bredouillement coincé entre tes dents serrées à t’en faire mal, ton je ne sais pas que tu ne peux pas te permettre de laisser s’échapper, qui lui montrerait toute ton incertitude, ta faiblesse - mais est-ce que c’en est pas déjà une, d’être descendu jusque là ? Tu t'assois quand même à côté d'elle, déterminée, comme si tu prenais ton temps pour t'installer avant de répondre.

-Les deux termes ne sont pas censé être interchangeable, tu sais, tu finis par répliquer en rebondissant sur la phrase précédente plutôt que sur la dernière qui te déstabilise. À moins que tu veuilles que tout le monde ne te demande compensation.

Tu te demandes si c’est déjà arrivé, des gens qui sont revenus sur leur parole. Si elle les a seulement laissé faire, ou bien qu’elle a trop à perdre au change. Comme toi tu as trop à perdre Lux, si tu retournes en arrière.

pensées d'automutilation Répugnant, tout est répugnant ici, contrairement à ta blancheur Lux - autrefois immaculée, maintenant éclaboussée de cette tâche écoeurante, invisible aux yeux de tout le monde sauf de toi et tu ne vois que ça. Sauf de toi et d’elle, bien sûr, celle qui en est la cause ; ou plutôt, l'exécutrice, mais tu ne t’abaisseras jamais à dire que c’est toi qui l’a voulu, cette souillure dans ta perfection.

Tout est répugnant ici, et cette shymer en premier, parce que tu sais que sous sa peau diaphane et ses yeux scintillant tout n’est que monstruosité. Si tu es la princesse autrefois enfermée dans sa tour, Felicia, elle est la créature qui t’en a arraché ; la méchante de l’histoire, celle qui t’as corrompue et qui te garde des merveilles qu’elle t’a promise en retour. Tu n’as trouvé aucune merveille, Lux, tu t’es simplement trouvé un peu plus toi-même et ça n'a rien de reluisant.

Sauf que tu dois continuer à faire comme si de rien n’était. À jour ton rôle jusqu’au bout de la pièce de théâtre, même si tu oublies peu à peu les mots de ce script pourtant si parfait, celui pour lequel tu t'étais taillée - afin de mieux y rentrer, quitte à y laisser des morceaux. Parce qu’après tout tout ça ne peut rien être de plus qu’une gigantesque fable, n’est-ce pas ? Et au moindre faux pas, tu risques de te faire éjecter de la scène, et tu es terrifiée par la fosse vers laquelle tu n’oses même pas jeter un œil ; elle est bien trop basse tu n’y a vu que des serpents, ornés du visage de Love et de son sourire qui t’attends. Prêts à te dévorer.

Tout est répugnant ici, et toi aussi Felicia, parce que si ta peau n’a aucune écaille à cacher ce n’est pas pour autant que dans ta tête il n’y a pas d’atrocités. Mais tu les a effacé, toutes les aspérités, enterrées sous des couches et des couches de glace qui te font apparaître si belle. La chasseresse devant toi utilise simplement une technique différente de la tienne - mais au fond, le mal est le même. Tu n’es pas meilleure qu’elle, Lux, quoi que tu aimerais croire. Mais pour l’instant tu y crois encore, tu t’accroches aux lambeaux qui te restent, tu les attaches en bandeaux sur tes yeux pour ne pas la voir la réalité.

Et peu à peu ses mots craquellent ta coquille parce que finalement elle est la seule à avoir vu ce qu’il y avait dessous, la seule avec laquelle tu peux te permettre d’être laide, parce que tu as compris qu’elle l’était autant que toi au fond. C’est comme un miroir déformant qui te montre les pires parties de toi ; et c’est bien ce que fait son pacte aussi, te pousser à te détester chaque jour un peu plus. Il se plante dans la profondeur de tes plaies, les laboure comme le ferait les griffes qu’elle cache - parce qu’elle n’en a pas besoin pour te déchiqueter en morceau. Ce qu’elle a fait, ce qu’elle dit, ça suffit.

Tu as tout le temps d’y réfléchir alors qu’elle finit son verre bruyamment, avec une lenteur exagérée. Est-ce que c’est la compensation dont tu l’a menacé que tu es venue chercher, Lux ? Est-ce que c’est la beauté, ou bien la laideur ? Est-ce que tu n’es plus satisfaite, est-ce que tu ne le seras j a m a i s ?

Tu pâlis, d’un coup, à l’idée -la menace ?- de tout annuler. Impossible pour toi d’emprunter la voie retour, elle s’est effondrée sous tes pas et la chute pour y retourner, tu n’y survivrais pas. Elle le sait, sans doute. Peut-être. Ou bien elle n’en a cure, c’est le plus probable.

Son sourire est d’ogresse et pourtant ne monte guère jusqu’à ses yeux froids ; il te terrifie, Felicia, et tu te retrouves incertaine, sans savoir si elle peut d’elle-même tout faire s’effondrer. Est-ce qu’elle peut décider de revenir sur sa parole, de ne plus t’accorder ton vœu ? Elle n’a rien d’un génie bienveillant, après tout, et dans le contrat il n’y avait pas de petites lignes à lire comme tu le fais toujours avant de signer quelque chose d’habitude.

Ta voix a perdu de sa superbe et de sa morgue, aussi blême que ton visage quand tu réponds du bout des lèvres, imprudemment :

-Tu n’avais pas dit que ça ferait.

Mais en réalité Lux, même toi tu ne sais pas exactement ce que t’as fait. Tu ne sais pas si ta paranoïa est le résultat de ça, ou bien de tes propres pensées ; si ton envie de découper ton corps comme tu as ciselé ton esprit pour qu’il corresponde mieux à ce que tu attends de lui est la conséquence de ce marché… Ou bien que ça a juste mis en lumière toute la pourriture qui était déjà là.