"je suis pas revenue là depuis… depuis… wow, ça fait un bail." réalise t-elle à voix haute. au moins depuis qu'hazel a serré ses doigts autour du bras de karma et l'a fait hurler à la mort. et au moins plusieurs fois avant ça. la vérité, c'est qu'elle a fui l'hôpital — fuit ses couloirs blancs et la maladie de celle qu'elle appelait maman. pour oublier. oublier ce regain d'espoir qu'elle a eu, quand les médecins ont dit qu'il y avait des améliorations et que son coeur a fait un bond. oublier le sourire d'appréhension qu'elle affichait, lorsque hazel est revenue à la maison.

elle va mieux ! lui avait-on promis, et on lui avait menti.

elle lâche un soupire abyssal devant le genesis general hospital, et son souffle forme une petite fumée dans l'air du soir qui se refroidi. ils se sont retrouvés le soir, locke et elle — il est venu la chercher à l'iron gates academy après les cours, ils ont franchi le mur et marché. elle a encore sur elle l'uniforme réglementaire : la jupe plissée, les chaussettes hautes de sportive, la veste marquée de l'emblème de l'école. ses jambes sont marquées de bleus à cause des entrainements de hoverball, et ses cheveux sont coupés plus courts qu'à l'accoutumée — noirs et lisses le long de la mâchoire.

tremblante, elle n'arrive pas à se décider à avancer. ni à entrer. ils sont encore devant la grande porte d'entrée, comme deux grands idiots. "dis-moi… dis-moi quelque chose qui me donnera du courage." qu'elle implore doucement, se tournant vers son frère. locke, quelques mèches lui chatouillant les cils, cet air gracile. les arabesques des daemonis ancrés dans la peau, qu'il le veuille ou non. son frère malade, qui vient avec elle voir sa mère malade. parce qu'elle l'a demandé — parce que s'il l'avait fallu elle l'aurait presque supplié. elle n'a pas le courage d'affronter ça seule.

pas le courage d'affronter ça sans lui.

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les couloirs sont blancs, les meubles sont étrangement arrondis. elle prend à gauche, de mémoire, bien que ses pieds n'aient pas souvent suivi ce chemin-là. au bout de quelques mètres, au bout de quelques dalles, une chambre. sur le côté de la porte, une fenêtre. elle s'y penche, avec son carré noir ; voit derrière la vitre hazel maigre et recroquevillée dans ses draps, penchée sur un livre aux pages jaunies.

elle se demande si sa mère mange assez.
elle se demande si sa mère s'en veut, pour le bras de karma.
elle se demande si sa mère pleure parfois en pensant à son fils daemonis.
elle se demande si sa mère sait, pour les activités nocturnes de raven.
elle se demande si sa mère a vu les cernes sous les yeux de dawn.
elle se demande si sa mère a un droit de sortie et un droit de visite en prison, pour voir kassian.
elle se demande si sa mère est sa mère.

"ça fait combien de temps, toi ? que t'es pas venu là ?"

« Ça fait un bail. » Pense-t-elle tout haut et il ne peut qu’acquiescer. C’est comme si l’adresse de l’hôpital avait été raturée de toutes les cartes possibles, un chemin effacé par une volonté égoïste de fuir tout ce que le bâtiment représente et renferme.
Dusk pense qu’elle a été punie en étant envoyée à l’école, Locke lui pense que c’est leur mère qui l’a été en mutilant Karma. Ils auraient pu faire le choix de la garder, d’essayer de la soigner ou de la droguer pour qu’elle fasse le moins de dégâts possibles.
Ensemble, c’est leur mantra.
Aujourd’hui ensemble n’a plus vraiment le même goût.

Est-ce qu’un jour lui aussi rejoindra la terre des exilés ?
La question le taraude au fur et à mesure que le venin gagne du terrain en faisant céder un peu plus chaque jour ses dernières barrières de lucidité, un peu comme avec leur mère. Les traumatismes ont eu le dessus sur son esprit cassé.
Mais Karma continue de vouer sa vie à sauver la sienne, il n’a pas fait ça pour elle. Pourtant ils ont pratiquement les mêmes symptômes, qu’est-ce qui les différencie ? La violence ?
Lui il la sème au quotidien, des éclats d’obus partout dans la voix et les poings. Elle ça a été une explosion suicide en embarquant l’un des leur dans sa chute.
La différence est sûrement là, pour l’instant ils ont le détonateur sous les yeux et ils estiment qu’ils leur reste encore du temps avant qu’il ne les fasse sauter avec lui.
Tic tac.

« Dis-moi… Dis-moi quelque chose qui me donnera du courage. » C’est facile pour aucun d’eux d’être là, de subir la conséquence de ses actes à elle mais aussi de leur choix à eux. « Elle est mieux là qu’à la maison. » C’est pas fameux comme réconfort mais il a pas mieux en stock.
Il surprend les yeux de sa soeur sur lui, plus précisément sur sa peau striée de poison. Il sourit alors pour faire remonter son regard un peu plus haut, là où avec un peu d’effort d’imagination il est aussi humain qu’elle.
« Si elle commence à vriller je ferai celui qui est plus fou qu’elle. Ça va la calmer direct et nous ça nous fera marrer. » Tente-t-il sans vraiment réussir à lui décrocher un vrai sourire. À défaut de plus, il la serre étroitement d’un seul bras avant de monter les marches jusqu’à elle.

Ils sont tous les deux à la fixer, leur mère, coincée dans une bulle médicamenteuse qui leur donne cette impression d’être spectateur de quelque chose d’impossible à atteindre.
Est-ce qu’elle sera vraiment consciente de leur présence ?
Qu’est-ce qu’elle pensera du fait qu’ils soient là, après tous ces mois d’absence ?
Leur père, c’est différent. Il lui rend assez régulièrement visite, il devrait se demander pourquoi ce "favoritisme" ? Lui aussi il les a foutu dans la merde, c’est à cause d’eux qu’ils courent dans tous les sens pour éponger ses dettes.
Mais il a essayé de bien faire et il se reconnaît là-dedans, faire de son mieux mais échouer en entraînant tout le monde vers le bas.
Leur mère c’est encore autre chose, leur similitude l’effraie. Et il a jamais été doué pour faire face à la réalité, sinon, il passerait pas ses journées à jouer à être quelqu’un d’autre.
Alors il l’a fui, elle et leurs foutus points communs.
Dusk lui demande depuis quand il n’est pas venu la voir et ça remonte à tellement loin qu’il a honte de ne pas savoir.
« Un moment. »
Maintenant qu’il la regarde elle, Dusk, il se demande : pourquoi ? Elle a dit que ça faisait une éternité pour elle aussi. Il aurait pu se tenir loin d’elle encore un long moment, il a accepté de venir uniquement pour l’accompagner.
« Pourquoi on est là ? »
C’est pas le manque, sinon ils resteraient pas derrière la fenêtre à la regarder.
« Qu’est-ce que t’as fait ? » Sur tous ses frères et soeur, c’est à lui qu’elle a demandé de venir. Il pense alors qu’elle a dû faire quelque chose de si gros qu’elle se sent coupable au point d’aller se confier à leur mère et qui de mieux que lui pour garder ses secrets ? « Me dis pas que tu t’es mariée en douce avec un céléstien. » Là ses yeux s’écarquillent de stupeur, sa voix s’élève si fort qu’elle attire même l’attention de leur mère. « T’ES ENCEINTE ?! MAIS T’ES MALADE ! Oh bordel, si c’est ça je vais aller défoncer… C’est Kane ?! Je vais le démonter, sur la vie de notre mère qui est là. » Il tape si fort sur la vitre qu’elle en tremble. « JE VAIS LE FOUTRE DANS CE PLUMARD EN LUI CRAMANT SA CERVELLE DE FOU ! »