Il n'a pas toujours été là, très vite remplacé, il a tout simplement disparu entre les lèvres des autres jusqu'à se taire au fond d'un gouffre invisible mais profond - Zero Morrho n'est qu'une trace, une preuve de plus de son ancienne vie. On lui offre une maison, un luxe différent de ce qu'il a alors connu jusqu'ici, des couvertures et de la nourriture à perte de vue et plus tard, on lui annonce qu'il est Asra Elenaël. Il n'y a pas d'explication. Pas le choix.

Deuxième enfant de la famille Morrho : à chaque fois on se promet qu'il s'agit de la dernière fois, qu'il n'y en aura pas d'autre parce qu'il y a trop de bouches et pas assez de nourriture. Les temps sont difficiles, pourtant il est là, Zero et il a le sourire accroché aux lèvres qui offre une petite lumière - quelque chose ressemblant aux espérances d'une autre vie, lorsque le Fold n'était pas aussi proche d'eux, à sans cesse réduire les lueurs émergeant en eux. C'est à l'aube qu'on l'accueil difficilement et c'est dans la pénombre qu'on s'en débarrassera - les prunelles mordorées.

Les couleurs automnales, les hurlements de tous ces gens attaqués soudainement, le chemin cendrée et les ruines ensevelis de plantes grimpantes au loin, : même s'il n'y a pas longtemps vécu, les images persistent dans sa tête comme cherchant constamment à faire face au passé, se rattachant inconsciemment à cette vie d'avant parce que l'envie de comprendre les intentions des Autres, de ceux qui l'ont abandonnés, est plus forte que nécessaire. Elle brise l'âme jusqu'à sa mort.

Peut-être qu'une fois ou deux sa poitrine s'est affolée sous le regard de ses dames - ou peut-être que ça n'a jamais été le cas, loin d'en faire une priorité dans sa vie, il ne s'intéresse en rien à ces choses-là que la vie offre comme un cadeau inespéré. Cette orientation, il ne la prône en réalité pas plus qu'une autre parce qu'il ne se pose pas la question, il n'en a pas le droit. Il n'est qu'un pion.

La première fois qu'il a mis les pieds à la Iron Gates, il avait douze ans. Au départ, ce n'était que des demi-journées, les maux de tête important qu'on n'ignore pas. Puis, au fil du temps, les journées se sont faites entièrement jusqu'à ce que l'habitude se soit faite. Il n'était plus seul. D'autres Gifted étaient avec lui, et bientôt la Bande s'est créée : des potes se soutenant durant les entraînements intensifs et compliqués - il y a eu des pertes, de celles qui angoisses la nuit mais qui rapproche. C'est vers ses seize ans qu'il a commencé à suivre des cours particuliers afin d'accroître sa puissance. Il suppliera, plus tard, à ses dix-huit ans de vivre quelque temps à l'internat de l'académie et y restera jusqu'à ses vingt ans. Se spécialisant, à la demande des Lasyon, en crime et sécurité, il fait parfois partie des équipes du bataillon d'exploration du Fold - - ou s'occupe de mission aux alentours du périmètre de Zaun.

La première fois qu'il y a mis les pieds, c'était impressionnant. Plus impressionnant que dans les salles d'entraînements et le casque de réalité virtuelle accrochés aux yeux. La première fois, c'était différent, presque envoûtant. C'était effrayant aussi, mais envoûtant - et c'était important qu'il n'oubli pas ce qu'il a vu là-bas, dans la brume obscures. Alors il note dans son carnet. Tout - à chaque expédition, il note. C'est important.

Avant, le néant. Maintenant, tout, ou presque. La monnaie n'est pas vraiment courante entre ses mains mais il est évident qu'on lui offre ce dont il a besoin, lui rappelant alors doucement d'où il vient et grâce à qui il s'est cultivé, entraîné et est vivant.

Le grande et spacieuse maisons des Lasyon est rapidement devenu la sienne, sûrement trop vite. Il s'est habitué au confort après plusieurs mois où il refusait nourriture et boisson aux odeurs succulentes, s'enfermant dans sa fausse chambre avant de finalement faire quelques pas vers Eux. C'est la voix  rassurante de Eirlys qui lui a donné confiance, s'ouvrant petit à petit jusqu'à rire à table, écoutant les journées incroyables de ce père de famille aux allures parfois strictes et de cette mère tout aussi envoûtante que les autres : de Zaunard à Célestien, c'est le rêve de tout ceux qui vivent là-bas, mais une fois dedans, c'est difficile de comprendre le rôle qu'on porte en jouant à ce jeu dangereux. Qui mène réellement la danse ?

Ses yeux. Ses pupilles - dorées. Il se demande encore comment il a réussi à vivre huit ans à Redwood Road sans être tué ou kidnappé. Au bout du compte, il n'y a pas de différence, vendu ou être l'objet d'un trafic de Gifted, le résultat est le même : c'est les riches qui gagnent le pactole et les pauvres qui perdent la protection contre le Fold et les Fléaux sans comprendre vraiment l'importance de ses prunelles mordorées - ou peut-être qu'ils savent. Se débarrassent seulement d'une gêne et l'échange contre quelques pièces, tronquant Zaun contre Ketterdam et ses espoirs. Les Morrho, ils l'ont vite compris et Zero a été élevé comme du bétail qu'on envoie à la mort après quelques tendresses, quelques rires et une séance d'adieux larmoyants. C'est plus tard, grâce aux Lasyon, après qu'il soit devenu Asra Elenaël inventé de toutes pièces, que sa véritable force est apparue.

La vie à Zaun, sa vie là-bas, n'était ni bonne ni mauvaise. C'était la routine, le quotidien : le seul environnement qu'il connaissait. Les rumeurs au sujet des autres villes n'avaient rien de surprenant dans la bouche des anciens, mais avaient le dons de vendre du rêve aux plus jeunes, surtout aux yeux de son grand frère. L'indomptable Célestia, Midrias et même Ketterdam faisaient battre les cœurs des plus jeunes avant qu'ils grandissent, avant même d'être des adultes, et qu'ils comprennent que c'est impossible. Inaccessible.

Aujourd'hui encore il se rappel de leurs grandes discussions, pupilles brillantes d'excitations alors qu'ils se racontent de vieilles légendes au sujet de ces villes lointaines, de ces héros sauvant les habitants de Zaun de cette magie sombre qui guette au loin. Combien de fois ce sont-ils imaginés être né là-bas, être ces mousquetaires masqués applaudis et récompensés ? Beaucoup de fois - trop, sans doute. La désillusion fût terrible, plus encore lorsque Zero disparu et qu'Asra pris sa place au milieu de ces monstres riches et égoïstes.

Pourtant, à cette époque, les histoires que lui racontait Ashkan était une source abondante d'espoirs qu'il puisait à chaque fois qu'on lui interdisait de mettre les pieds dehors. Souvent, il sortait en cachette, sa main accroché à celle de son frère, tous deux inconscient du risque qu'implique la promenade nocturne d'un enfant fragile aux pupilles mordorées dans les grandes rues désertes de Redwood Road : c'est au petit matin, après une grande gifle, qu'on lui hurlait d'être prudent et obéissant. On ne lui a jamais clairement dit à quel point il était précieux, on le lui faisait seulement comprendre en l'enfermant dans un semblant de chambre partagé avec son aîné.

Cette scène tourne en boucle dans sa tête : cette journée horrible où on l'arracha de sa raison d'être. Ashkan. L'importance de ses yeux. L'importance de sa force, il ne les comprend que maintenant. Qu'à cet instant terrible où il quitte Zaun et se dirige vers la capitale de Velaris. Il ne hurle pas. Ne se débat pas non plus, il observe seulement la main de son père serrant celle d'un homme en costume, les cheveux propre et l'allure soigné. Tous deux souriant, tous deux confiant de ce marché convenu en promesse d'une poigné de main. Une simple poignée de main. Il ne se souvient plus des dernières paroles qu'il a entendu, il a effacé de sa mémoire ce que son frère lui a soufflé dans l'oreille en lui offrant une accolade déchirante avant qu'on ne le pousse dans les bras de cette famille Célestienne. Les Lasyon. Je te retrouverais Zero.

Habitué à vivre dans la misère, l'abondance de nourriture au milieu de la table le rendait nauséeux les premiers mois. Incapable de mettre dans sa bouche plus de trois cuillères, son corps resta faible un moment avant qu'il se décide à faire des efforts, à reprendre des forces. Eirlys à été sa bouée de sauvetage. Gamins se pavanant - après des semaines d'isolement et de crainte - dans les couloirs de la grande maison, riant joyeusement et jouant à des jeux ensemble. Rien n'a jamais été tout sombre ou tout lumineux. Ce n'était ni l'un ni l'autre, mais toujours les deux en même temps : à se dire qu'il est trop heureux pour l'être vraiment. Qu'on lui arrachera Eirlys comme on lui a arraché Ashkan.

La pensée frappe au visage. C'est une évidence. Trop faible, Ashkan disparait. Plus fort, Eirlys reste. Alors il se concentre à la Iron Gates dès qu'on l'y inscrit - montrant joyeusement au reste du monde qu'il existe, que Asra est aux côtés des Lasyon et de personne d'autre - redouble d'effort lorsque ses maux de tête jaillissent encore et encore jusqu'à ce qu'il saigne du nez et s'écroule. Trop f a i b l e .

Entre deux monde, Asra est paumé. Il n'est pas certain d'être en droit de vivre pleinement cette vie de Célestien tout en sachant que quelque part, là-bas au loin, les Autres sont privé d'une qualité de vie confortable. Pourquoi l'ont-ils abandonnés ? Pourquoi s'est-il retrouvé chez les Lasyon ? Zero se ment à lui-même alors qu'Asra prend conscience au fil des années de son importance, de sa place dans ce monde. Son humanité n'a pas lieu d'être : il n'est qu'un pion. Derrière lui, l'ombre d'Ashkan guette, le hante, lui hurle dessus et le méprise d'être sympathique avec Eux tout en ayant ces informations en tête. Faire un choix entre ces deux familles s'impose alors être la solution idéale contre tous ses maux. Morrho ou Lasyon ? Zero ou Asra ?

Sentiment de haine qui perdure malgré lui - de famille, il n'en a plus. Une nouvelle, de celle qui remplace, certainement. Eirlys ressemble parfois à son frère, mais c'est différent. Spécial. Ni ami ni ennemi. Astre gravitant dans les méandres de ses pensées les plus permises, il supplie et on l'autorise à disparaître quelques mois, interné à l'académie afin de décuplé sa force. La réflexion se fait aussi intense que sa transformation : n'est plus l'enfant incertain, douteux de tout à chaque fois que son prénom est prononcé. N'est plus Zero Morrho ou le Zaunard aux yeux mordorées qui n'a pas le droit de vivre. N'est plus qu'un homme dont le sourire rare se fait connaître auprès de la Bande quand les journées se font longues. N'est plus qu'Asra Elenaël, le Gifted des Lasyon et le secret d'Eirlys - celui qu'on soigne après ses expéditions dans le Fold, à la recherche de quelques plantes spéciales.

Ce n'est pas normal de prendre cet endroit comme lieu de refuge. D'être épris d'un sentiment de soulagement à chaque fois que le corps traverse cette zone. Être libre n'a pas de prix - sauf si c'est dans le Fold que cette liberté apparaît. Loin des regards qui font pression, malgré la responsabilité qu'implique ses courts voyages, c'est bien là-bas qu'il se sent vivant. Humain. Oh, ce n'est pas l'idéal, la quête dans ce nuage sombre est difficile et épineuse, mais à chaque fois qu'il croise un monstre, une plante dangereuse ou tout autre chose encore méconnu, c'est à lui qu'il pense et à personne d'autre - au bataillon d'exploration qui l'accompagne parfois, mais c'est différent. Ils sont ses camarades, parfois des âmes errantes dans ce monde, comme lui. Là-bas il n'est ni Zero ni Asra, seulement un homme cherchant à survivre coûte que coûte. Cherchant à être moins faible. Plus fort.