violence • tentative de meurtre • trouble psychologique

Il pleut. De grosses gouttes s’éclatent sur les pavés et forment peu à peu un champ de flaques que les passants, sains pour la plupart, évitent habilement dans leur course futile. Puis, le pied de Kieran Sköll plonge dans l’une des petites marres - sans canard - et éclabousse le trottoir. Il ne s’en préoccupe pas. Pas plus qu’il ne cherche à s'abriter de l’averse. L’eau ruisselle sur ses tempes et ses joues, mais il continue d’avancer, le regard fixé sur le bout de cette rue de Ketterdam. Et personne ne le remarque. Personne ne fait attention à lui. La coqueluche de la haute apprécie généralement le partiel anonymat que les bas quartiers lui offrent… mais aujourd’hui, il s’en fiche. En fait, il ne pense à rien. Et à tout à la fois. Sa tête est aussi vide que pleine. Mais il n’entend ni le son de la pluie, ni les klaxons hystériques, ni le charabia des humains…
Il n’y a que cette chanson dans sa tête. Cette mélodie qui tourne en boucle. Qui saute parfois comme un disque rayé. Il l’entend encore et encore. Cette voix. Sa voix. Leurs voix… ?
Kieran serre son crâne dans sa main. Tout se bouscule. Rien n’est clair et tout devient plus sombre…

Ce matin, alors qu’il émergeait d’un réveil difficile, il l’a entendu. Elle l’appelait. Il a essayé de l’ignorer mais il l’a vu dans le reflet de la salle de bain. Kieran a brisé le miroir, ensuite, il est sorti. Sa tête, plus douloureuse que sa main, l’a poussé à s’éloigner. Dû bruit, de l’agitation. Il finit toujours par fuir les murs, Kieran.
Et puis, il l’a trouvé. La sirène. Elle chantait, dans un bar de Ketterdam qu’il n’aurait su nommer. Ca n’avait pas d’importance. Il n’y avait que sa voix…
Kieran l’avait déjà entendu. Il connaissait son pouvoir.
Non pas que le Sköll ait la connaissance exacte de ce pouvoir, ni sa nature, mais il en a déjà goûté les effets. De cette drogue sonore, l’acteur s’est déjà enivré à plusieurs reprises. L’euphorie qu’elle procure ; l’oublie qu’elle accorde… Et c’est tout ce dont Kieran avait besoin.
Alors, il s’est engouffré par l’entrée et s’est posé pour l’écouter après s’être délesté de quelques crescents.  De longues minutes qui auraient tout aussi bien pu être des heures, il s’était laissé porter par le chant de la sirène. Elle gonflait son esprit de brume de toutes sortes de sensations abstraites. Tantôt, l’acteur se sentait décoller dans les airs, oubliant le poids qui pesait dans sa poitrine ; tantôt, ce dernier le ramenait sur terre, sous terre, et il sombrait… mais chaque fois, il se raccrochait à la voix de la créature.
Si la transe l’a déjà apaisée, cette fois, il continue de l’entendre.
Sa voix à elle.
Comme un chœur maudit qui se joint en canon à la chanson. Entre deux couplets, elle fredonne son prénom. Il résonne et la douleur frappe son crâne. Et peu à peu, les voix se livrent à un concert damné et à la place de cette sensation de flottement, le fléau se sent acculé à chaque refrain.
Tenant sa tête entre ses mains, le Sköll finit par prendre la fuite… et la pluie se met à tomber.

Il s’éloigne mais les voix le suivent.

Dans l’errance, la cacophonie perdure et ignore les supplications. Le temps s’étire, s’effile… Et comme souvent, quand le gamin perd son masque, tout s’embrouille et ses actions ne sont alors qu’une suite d’obscurité opaque.
… Et puis, à nouveau, il la repère. La sirène est là, au bout de la rue. Elle marche seule…
Et alors, celui qui n’est plus lucide se demande combien de temps s’est écoulé depuis qu’il a quitté le bar ; si tout n’est qu’un hasard ou si… le Loup l’a pris en chasse.

Mais toute Raison s’efface alors qu’il l’entend chanter encore. Le gamin se retire derrière la Bête . Et la colère, mêlée à la peur, s'empare de lui.
La voix de la sirène est double, dissimulant derrière ses joyeux accords, les malédictions sifflées de sa grande sœur. Et elles chantent toutes les deux en chœur ; et elles se moquent toutes les deux de lui en le pointant du doigt ; et elles le maudissent toutes les deux…
Alors, Kieran comprend. Tout est clair. Il n’y a qu’une issue : la faire taire. Qu’elle se taise et condamne à jamais cette bouche au silence. Un rugissement déchire le ciel ; la Bête fend la pluie et se jette sur la pauvre Lylah. Sans retenu, il jette son corps de femme contre un mur en pierre et enserre sa gorge entre ses griffes…

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Ce soir n’avait rien de bien exceptionnel. Les jours passent et se ressemblent sans pour autant être moroses. Il s’agissait là d’un quotidien qui l’épanouissait. Elle avait fait tellement soupirer Cain que quelque part dans Velaris une tempête se prépare certainement, monté des plans machiavéliques avec Edden pour faire chier son monde, tourmenter gentiment une fois ou deux le Batelier et s’était mangé des regards assassins de la part de Maze trop de fois pour qu’elle puisse les compter.
Pourtant, bien qu’on puisse penser le contraire au vu du bordel qu’elle provoque au Tarot, répandre le chaos n’est pas réellement son activité principale. Non parce que aussi étonnant que cela puisse paraître, elle ne représente pas la carte du fou comme on pourrait l’imaginer. Sur son badge d’employé, c’est Le Soleil qui apparaît.
Le Soleil chante et ses rayons sont enivrants. Chacune de ses paroles chantées vous offre une bonne grosse dose de drogue dure sonore. Une sensation intense de bien être, la sensation de planer. Elle vous fait oublier vos soucis, vos peines, vos maux. Un état littéralement illusoire de courte durée ou du moins, qui pourrait encore durer si elle continuait de chanter. Ne semble-t-elle pas être la raccourcie vers le bonheur ?
Non. Comme le chant des sirènes, le vice est ailleurs. Elle n’échappe nullement à la règle et ses paroles mélodieuses vous emportent vers le fond sans que vous ne vous en rendiez compte. Dépendance, folie, accentué par des écoutes rapprochées qui vous semble de plus en plus nécessaire. Et rapidement, sans que vous vous en rendiez compte, vous sombrez dans le tourbillon infernal. Parmi les clients réguliers, certains sont prêts à tout pour que son chant les transporte encore un peu. Ils sont prêts à tout lui donner, ils sont prêts à tout perdre.
Les pactes sont généralement la monnaie d’échange pour ses chansons privées. Malheureusement pour eux, heureusement pour elle, elle n’a que très rarement connu ce moment de panique à l’idée de devoir cacher ses monstruosités. Quant aux remords, elle préfère les oublier. Pour trouver le sommeil, elle a décidé de ne pas y penser. Elle chante, ils pactisent. Les contreparties et les effets secondaires sont mis sous le tapis. Ils n’existent pas si elle ne les voit pas, pas vrai ?

Mais peut-être a-t-elle fermé les yeux trop longtemps ? Ne risque-t-elle pas sa sécurité avec une nature et un pouvoir à double tranchant ? Evidemment. Pourtant, elle marchait seule dans la rue sereinement alors qu’elle regagnait son appartement. Trop sereinement.
Et puis, le loup se mit à rugir. N’étant absolument pas prête physiquement et encore mentalement moins à agir en conséquence, elle n’eut pas le temps de lui échapper. A vrai dire, elle eut à peine le temps de comprendre ce qu’il se passait que sa tête et son dos cognait violemment le mur en pierre humide. Sur le coup de la surprise et de la panique qui montait soudainement en flèche, elle laissait apparaître sa vraie forme. Les pupilles de serpent, les iris bleues nuit, les écailles éparpillées rose-doré un peu partout sur son corps, ses crocs ainsi que ses griffes acérées et finalement, ses ailes écailleuses dont la sortie brutale contre la pierre fut douloureuse. Dans une première tentative désespérée, elle tentait alors de le griffer au visage. Une peine perdue étant donné qu’elle ne parvenait pas à l’atteindre. Et puis, il y avait plus urgent : ses griffes autour de son cou, l’étouffant littéralement et pénétrant douloureusement sa peau. Rapidement, elle sentait un liquide chaud couler délicatement jusqu’à ses clavicules. Elle aurait voulu hurler, ou peut-être au moins essayer d’utiliser son pouvoir pour essayer d’apaiser son agresseur. Elle n’était pas tout à fait sûre de la technique mais elle pourrait avoir le temps de s’enfuir. Cependant, elle n’arrivait pas à faire que ce soit. Elle manquait d’air, cherchant désespérément à respirer malgré cette force qui lui empoignait le cou. Alors ses mains avaient rejoint celles entourées autour de sa gorge pour y planter ses griffes de toutes ses forces dans l’espoir que cela suffise à le faire lâcher.

C’est donc comme ça que ton histoire se finit, Lylah ?

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Toute conscience a disparu. Derrière le brouillard, l’Homme s’est effacé. Il n’y a plus que le grondement de la Bête et sa soif de sang. Sa rage féroce et son instinct de tuer. Sa proie, il la tient entre ses griffes, la maintient fermement contre la pierre froide qui sera bientôt imprimée de son hémoglobine. Il ne se rend pas compte qu’au bout de ses phalanges noueuses, ses ongles se sont allongés pour devenir des griffes acérées qui pénètrent lentement la peau de son agneau. Dans sa bouche, son grognement vibre entre ses dents, dont les canines exagérées trahissent sa nature de Loup. Et si ses oreilles sont restées humaines en apparence, elles perçoivent toujours ce bruit incessant. Ces voix qui le tourmentent et qui sortent de sa bouche. Il doit la faire taire.
Mais alors que ses pupilles se teignent d’un rouge sanglant, elles en croisent d’autres qui se fendent en prunelles reptiliennes. Et alors, sa proie n’a plus rien d’un agneau. La Bête a un léger tressaut, comme si le lapin qu’il venait de capturer s’était mué en vipère. Une vipère ailée, possédant elle aussi griffes et crocs qu’elle agite dans une défense paniquée. Ses gestes désordonnées ne lui permettent pas d’atteindre son assaillant mais celui-ci n’est pas moins troublé par le monstre attrapé.
La sirène est devenue harpie.
Voilà donc la véritable nature de la vile créature qui le torture. Et alors, tout semble justifier son attaque. Le Loup pousse un grognement belliqueux tandis qu’il resserre sa prise autour du cou ennemi. Elle doit mourir. Tout s’arrêtera quand elle sera morte. L’odeur du sang, à la fois le conforte et l’enrage.
Ses yeux sont désormais deux grenats qui brillent avec folie. Et le bruit n’a de cesse d’harceler sa tête. Son coeur - ce qu’il en reste - bat à tout rompre dans sa poitrine mais il ne saurait dire si c’est la peur et ou l’excitation qui motive une telle fanfare. Tout ce qu’il veut…
C’est qu’elle se taise !

Soudain, une vive douleur lui fait lâcher une plainte rageuse. Ses poignets sont percés par d’immondes serres crochues et c’est son sang qui perle désormais sur sa peau. La Bête lâche prise d’une main et le liquide chaud vient tâcher le côté droit de sa joue tandis qu’il jette le corps - poupée de chiffon - de l’autre côté de la ruelle. Sans douceur. Sauvagerie  a n i m a l e. De ses avant-bras blessés coule le sang qui souille les pavés mouillés. La pluie qui n’a de cesse de tomber exacerbe ses sens - son odorat, son ouïe, son touché - mais embrouille sa vue. Mais n’est-ce pas la cause de son propre brouillard ?
Il cherche de ses pupilles agitées, le corps qu’il a lancé. Gît-elle morte ? Vit-elle encore ?
Kieran…
kIeRAn…
Qu’est-ce que tu as fais ?
QuEst-cE qUe Tu fAiS ?
Il sursaute et plaque sa main contre sa tempe douloureuse ? L’a-t-elle atteint là ? Ou bien est-ce qu’il se mutile pour faire taire le fantôme dans sa tête ?

❝... Tais-toi… Tais-toi …!❞

Il s’avance - titube - jusqu’à la masse qu’il croit être le monstre. Il doit en finir. Il avance ses griffes vers la pauvre sirène…

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