01
1995. La soif d’aventure guide ta mère à quitter les remparts dorés pour l’incertitude de Zaun. Insouciante et inconséquente, elle tombe sur un enfant du fléau et devient elle-même une vampire, condamnant d’un même coup de crocs l’embryon conçu dans son ventre.
Et tu nais, tout début septembre, les poumons remplis d’injustice que tu profères presque en hurlant. Ta mère pose un regard sur toi ; il ne lui en faudra pas plus pour qu’elle te déteste. Elle t’appelle Lazarée, parce que tu marcheras toute seule dans un monde qui ne veut pas de toi. Tu cristallises tout ce pourquoi elle a perdu : chassées de Midrias, vous avez atterri à Ketterdam, et ta mère est bien trop stupide pour comprendre que c’est de sa faute. Si elle n’était pas sortie, ce jour-là, elle n’aurait pas été mise dehors par les Miadenys, elle ne serait pas une vampire.
Toi non plus, tu n’en serais pas une. |
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02
1996-2002. Tu voudrais bien que ta mère t’aime, mais tu ne comprends pas pourquoi à chaque fois qu’elle te dévisage c’est avec cet air affligé. Tu as été une enfant gaie, qui courait partout, qui hurlait, qui élançait ses cris de rires vers un plafond inexistant, persuadée que les nuages ne feraient pas pleuvoir la glace.
Mais la douche est froide, Lazarée. Ta mère attend de toi que tu dissimules ta nature, que tu sois quelqu’un d’autre. Quelqu’un qu’elle n’aura pas honte à aimer.
Et tu ploies devant elle, docile. Tu te feras une argile d’ombre qu’elle façonnera à sa manière. Tu cacheras tes pouvoirs, la soif qui anime ta maigre silhouette. Cette envie de sang et de s’en sortir, rangée derrière tes côtes fragiles.
Elle t’abrutit de médicaments pour tenter de contenir la soif, mais ça ne fonctionne pas. Plus tu avales de pilules claires, plus les ombres se font nombreuses, jusqu’à tisser des cauchemars qui te font réveiller, hurlante, les cheveux plaqués à la nuque et les pupilles écarquillées.
Tu grandis en ayant l’impression de n’être pas assez, d’être une honte, une chose à cacher. Tu es dans l’attente de ce jour où ta mère t’aimera vraiment.
Tu apprends à te cacher. A l’école, mais partout ailleurs. Tu as du mal à concevoir pourquoi ton fléau est une honte alors que tu es la même qu’elle. A chaque fois que tu bois du sang, tu te sens sale. Souillée. Et le regard de dégoût qu’elle pose sur toi, ça te fait du mal, Lazarée.
Tu te laisses ensevelir par les médicaments, te noyant dans le coton froid qui est censé t’anesthésier. |
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03
2003. Vous franchissez les grilles de Midrias. Ta mère t’a dit que, aujourd’hui, c’était un jour très important. Que tu allais peut-être hériter de la magie des Miadenys, liées aux images et aux miroirs.
Tu vois ton père, pour la première fois, et tu te demandes si tu lui ressembles ou si tes yeux rouges ont trahi tout lien de parenté pour vous.
Quand tu te fixes, dans le miroir, tu vois cette gamine polissée, avec ses yeux vides et ses cernes. Tu vois ce que ta mère a voulu faire de toi : une enfant lisse, qui ne fait pas de vague. Elle a tué toute l’énergie que tu gardais entre tes paumes. La glace te renvoie cette image, et t’as presque envie de pleurer sans réellement savoir pourquoi. T’as huit ans, putain. Juste huit ans.
Dans ton dos, tu entends leurs voix qui se disputent, sans comprendre. Tu entends qu’ils parlent de Zaun, de risques, et il faudra que tu grandisses quelques années pour saisir ce qui s’est tramé. Tout ce que tu sais, pour l’heure, c’est que tu veux rentrer chez toi, épouser ce reflet trop pâle. Quand tu te penches vers le miroir, tu te sens appelée et tu tombes dans un entre-deux misérable, avant de rejoindre le sol du miroir de ta salle de bain. Tu es rentrée chez toi.
Voilà ton pouvoir, Lazarée : te fondre dans l’image que tu donnes pour t’en aller vers des ailleurs. La soif d’exister, de t’enfuir, derrière celle de te voir parfaite. |
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04
2004-2006. Rien ne change, à l’école, pour toi. Ta mère pensait que le pouvoir te permettrait d’avoir moins soif, mais c’est l’inverse qui se produit. Tu grandis vite en restant mince, et les médicaments ne font plus effet. Alors elle augmente les doses, et au détour d’une soirée tu voles une de ses cigarettes. C’est immonde, la nicotine te fait tousser, mais pendant une fraction de seconde, tu oublies les ténèbres noires pour la fumée grise du tabac.
Et puis, des ombres, émerge Quinn.
Elle non plus ne sort pas jouer, garde son visage fermé sous une frange à peine assez longue. Elle aussi, elle cache quelque chose, et c’est ce secret qui vous lie. Ironique, comme la seule chose que vous ne dites pas est la plus grande qui vous rassemble. Mais Quinn devient ton amie, ta seule amie, tu as trop soif de compagnie pour avoir peur quand elle s’approche.
Tu tombes amoureuse d’elle, Lamia, et soudainement le Mur immense qui te coupe de ta destinée a des allures de rédemption. |
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05
2007. La milice passe, dans votre classe. Au-dessus des autres rêveurs, tu croises le regard de Quinn. Et tu comprends. Tu réalises plus pleinement ce que tu savais à demi-mot sans jamais pouvoir te l’avouer. Oui, tu l’aimes, et c’est un Gifted. Tu peux pas la laisser se faire prendre, il faut que tu fasses quelque chose.
Tu laisses la soif prendre le dessus, tu couvres Quinn et elle s’enfuit.
Parfois, tu te demandes ce qu’il se serait passé si tu n’avais pas réagi, pas fait surgir des ombres floues pour laisser la Gifted partir. Est-ce-que vous seriez toujours amie ? Est-ce-que tu aurais eu la force de lui dire pour ton attirance ?
Quand tu rentres chez toi, ce soir-là, même les médicaments te semblent une douce consolation. |
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06
2008-2011. Tu t’es fait une raison, Lazarée. Ta mère ne te verra jamais pour autre chose que pour ta soif. Et les autres, ils ont peur de toi, maintenant. Tu te retrouves seule. Tellement seule.
Alors tu te bats, contre les autres. Tes poings deviennent tes meilleurs mots, tandis que tu répliques, encore, que tu vaux mieux que ce trou à rats.
Tes amis deviennent les cachets qui s’accumulent contre ta paume, les cigarettes que tu t’enfiles jusqu’à ce que ta voix perde trois tons, et l’alcool que tu voles parfois quand ta mère a le dos tourné. Et ta mère a toujours le dos tourné. Parce que tu ne seras pas sa fille, que tu ne l’as jamais été. La provoquer est devenu un jeu ; lui faire honte, ton plus beau passe-temps.
Si tu embrasses une fille, pour la première fois, c’est pour l’indigner encore plus. Elle a le goût de tabac froid et d’hydromel un peu tourné, et tu réalises que t’aimes ça. T’aimes les filles, Laz, et tu commences à vêtir leurs corps de tes mains. Quand tu sens le feu sous tes paumes, tu te dis que c’est pas si grave, tout le reste.
C’est pas grave d’être à Ketterdam. C’est pas grave que ta mère t’aime pas. C’est pas grave que Quinn soit partie.
T’es trop de glace pour que ça te touche, et quand tu te vois dans le miroir tu dévisages une étrangère. |
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07
2012. Après t’avoir trouvée au lit avec une fille, une fille de trop, ta mère te fout dehors. T’as été trop loin cette fois. Et d’un ricanement, clope au bec, tu te dis que tu seras mieux sans elle. T’enchaînes les petits boulots merdiques pour des gars qui te respectent pas, et la lumière au-delà du Mur veut t’appeler et t’aveugler. Ton plus beau souvenir est là-bas, des yeux trop clairs dans un miroir.
Alors tu vas t’arracher, tu vas y retourner, tu vas y vivre. Et tu seras en sécurité. Plus de mains baladeuses quand tu sers, plus de blagues graveleuses sur ta voix. Tu le pèteras en deux, ce Mur, t’ouvriras une brèche dedans assez large pour te faufiler. En attendant, tu combles la soif avec toute l’ardeur que tu peux et tu ranges ta conscience brisée dans le fond d’une armoire à glaces.
Tu chantes, aussi, parfois. Souvent. Finalement, c’est pour ça que t’es le plus douée. Dans les bas-fonds de Ketterdam, tu revêts des tenues de merde pour monter sur des scènes sans âme et chanter des chansons lascives pour qu’on puisse voir ce que tu veux.
Tu ne montres que ce que tu dois, secrète, introvertie, cynique.
Le même refrain t’effleure chaque soir : cigarette, médocs, quelqu’un au lit. Et cette soif qui te ronge les côtes et qui ne s’apaisera jamais. |
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08
2017. T’aurais pu continuer longtemps, à t’oublier dans des costumes qui n’ont plus rien d’un habillement, à enchaîner les soirées mornes jusqu’à détester tous les hommes, à rêver de franchir le Mur sans jamais avoir assez de thune.
Mais t’as grandi, Lazarée. T’as vingt-deux ans, tu vaux mieux que ça.
Alors t’as une nouvelle idée. Les gens ont peur du Fold, du Fléau ? Très bien. Tu les en protègeras. Mais il faudra y mettre le prix. Tu t’entoures d’autres violents, comme toi, des gamins que la vie a jetés avant qu’ils aient l’âge d’être adulte. Ensemble, vous avez le même rêve : quitter ce modèle de défaite qu’on vous a prescrits et rejoindre la sécurité derrière les murs de Midrias. C’est ça que tu voudrais, Laza. La stabilité. L’opulence. La certitude que tu ne vas pas te faire tuer dans ton sommeil.
Tu crées un groupe, les Lamia’s scales. Les autres seront tes écailles pour vous protéger. Rapidement, votre affaire prend forme : les contrats sont signés dans la pièce attenante au salon de l’appart que tu t’es payée. Vous avez des armes et de la violence. Vous avez des clients, et la niaque. Alors vous faites vos raids. Sombres. Efficaces. Aussi tranchants que des couperets. |
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09
Aujourd'hui. Ta soif semble illusoire, parfois.
Les Lamia’s scales, ça marche bien, mais est-ce-que ça durera toujours ? Tu mets de l’argent de côté, grâce à vos missions et ta voix. Pas suffisamment d’argent pour t’enfuir, mais assez pour être en sécurité, au pied du Mur de Ketterdam. T’as du mal à pas tout dépenser en médocs et en cigarettes. T’es comme un panier percé, à t’auto-saboter parce que finalement, la vie que t’as n’es pas si mal.
Y a des soirs où t’as un peu peur que ton rêve ne soit pas le tien, mais t’as pas envie d’en démordre. T’es allée trop loin pour reculer.
Lors d’une des incursions des scales, vous avez croisé un autre groupe. Les Erynie’s blood. Ils font la même chose que vous, mais gratis. Derrière ton regard de mépris, t’as croisé un visage connu. Quinn. Quinn. Quinn Quinn Quinn Quinn Quinn. Son nom a tourné dans ton crâne comme un putain de tourniquet.
Et ce soir-là, vous vous êtes embrassées, t’as retrouvé l’amante perdue derrière la douce amie d’enfance. Elle fait fondre un peu tout le givre qui te recouvre dans les miroirs. Mais ça n’a pas de sens, tout ça. Tu vas partir, elle va rester. Vous n’êtes d’accord sur rien, ou presque.
De toute façon, elle sait pas ce que c’est, elle. Elle sait pas ce que c’est d’être un vampire, un raté, un rebut de la société. Elle comprend pas, peut pas comprendre. Tu lui en veux de s’être enfuie, mais tu mettras jamais les mots ; t’as tout enfoui sous tellement de glace que ta rancœur est cryogénique. Tu te contentes de lui mordre les lèvres plus fort lorsque vous vous embrassez, de faire courir tes griffes sur elle dans vos enlacements nocturnes.
Quinn te dit qu’elle voudrait comprendre, et tu mords son cou tant baisé.
T’avais jamais eu aussi soif d’éprouver le sang de quelqu’un. Ça te rend dingue, et quand elle part, tu te sens redevenue gamine, tremblante avec ta cigarette.
Ça rime à rien, putain de merde. |
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