Kane ! you here?" elle demande mais la question est rhétorique : elle a vu de la lumière briller à la fenêtre, au travers des planches de bois resserrées faisant office de volets. "it's me ! dusk !" qu'elle ajoute bêtement, par réflexe, avant de se dire qu'il a forcément déjà reconnu la voix. elle lui a envoyé des messages, aussi — auxquels il n'a pas encore répondu — probablement était-il encore endormi. un coup d'oeil à l'écran de son portable lui apprend qu'il est tout juste un peu plus de huit heures, et elle est probablement la seule folle à aller courir si tôt un samedi matin.

c'est sur le terrain de hoverball qu'elle préfère courir — cette splendide pelouse, bien entretenue (bien traitée), bien verte (bien fausse), délimitée par des bandes blanches parfaitement droites retracées plusieurs fois par mois. mais les fins de semaine elle rentre 'chez elle', à zaun, et retourner à midrias pour un simple footing est une trop grosse perte de temps. d'un autre côté, courir à zaun est une plaie, voire relève de l'impossible : rues minuscules où le soleil ne brille jamais, sol inégal, fils tendus de façon barbare au bout milieu des chemins. ketterdam est son entre-deux, son juste milieu. elle a d'abord essayé butcher road, même si le nom ne l'inspirait pas du tout, avant de manquer de se faire écraser par des bolides en pleine course. alors elle s'est rabattue sur une partie de decetia boulevard, à l'heure où les gens sont encore endormis pour la plupart.

le soleil déjà. est levé, pourtant ; enfin, à peu près. timide et timoré, il se contente d'éclairer faiblement, il fait son minimum. elle en est à regarder le mur, au loin, avec envie, lorsque kane lui ouvre la porte d'un air endormi. "oh. i just woke you up. sorry." qu'elle constate. ce qui explique, maintenant qu'elle y repense, les messages restés sans réponse. et elle s'est pointée les mains vides : sans même un café, sans rien. ah ! si : "i have good news !" qu'elle s'exclame tandis qu'il s'efface pour la laisser entrer. "but first, can i use your shower?" il hoche la tête et lui pointe une porte du doigt avant de se trainer machinalement jusqu'à la partie cuisine de la pièce.

ils sont meilleurs amis depuis des années, et pourtant c'est la toute première fois qu'elle vient là. elle a vu sa maison familiale, quand ils étaient plus jeunes, tout comme il connaît la bâtisse des savages. les enfants qu'ils étaient se connaissent encore par coeur, les ados qu'ils étaient aussi. mais, ça la frappe maintenant : les adultes qu'ils sont aujourd'hui ne se connaissent pas si bien. (du moins, l'adulte qu'elle devient. qu'elle est en train de devenir). il ne sait rien de sa chambre au pensionnat, des rires dans la salle de bain commune, lorsque toutes les internes du bahut décident de se brosser les dents en même temps ; il ne sait rien de ce lit universitaire qui est plus confortable que le matelas qu'elle a 'chez elle'. elle ne sait rien de ce petit appartement à ketterdam, qui ressemble plutôt à une planque ; elle ne sait rien de ce qu'il fait pour en payer le loyer.

est-ce qu'ils se connaissent encore ?

elle ressort en ayant remis ses fringues de sport, car rien ne dégoûte la sportive habituée qu'elle est, et rien ne dégoûte la zaunarde condamnée qu'elle est. au moins, sous les tissus, elle est propre ; et ses cheveux encore dégoulinants sentent le shampoing masculin de kane tandis qu'elle les frotte comme une barbare.

lui, il a fait du café, et émerge doucement à la table de la 'cuisine'. (son appartement ressemble au genre de taudis que l'on pourrait trouver à zaun. ou alors peut-être est-il juste très mal meublé. et/ou très peu meublé). "not a morning person, aren't you?" il émet un grognement d'assentiment tandis qu'elle se glisse sur une chaise en face de lui et qu'il pousse une tasse vers elle. elle sait ce que la situation lui rappelle : quand ils ont mangé l'infâme bouillie de dawn, après la bataille contre les seadandas, après qu'elle ait pris soin de ses ailes. "so, good news? — yeah, good news for once !" elle s'assoit en tailleur sur sa chaise, la serviette autour des épaules, la tasse dans les mains. puis lâche, un immense sourire sur le visage : "i'm dating adriel !"

La nuit file comme de l'encre entre ses doigts serrés en poings, griffes acérées masquées par un pacte comme kane le fait pour chaque combat. contre les corps les phalanges s'éraflent — bam, bam — le sang afflue aux tempes et le cœur bat à l'unisson. il est tard lorsqu'il rentre, bande ses poignes abimées, avise à travers l'écran de son téléphone ((aucun autre miroir décent à l'horizon)) la naissance d'un bleu à la mâchoire. une poche de glace sur l'hématome, il s'effondre dans le canapé-lit miteux dégoté chez l'ami d'un ami et trimballé à dos de galériens jusqu'à ce qu'il appelle « maison ». par habitude plus que par envie, il tâtonne en quête de la télécommande. l'écran de la télé s'anime, vieillerie crachotant comme un dernier souffle un filet d'images constellé de pixels. ça s'fixe, enfin, et l'appareil dégueule quelques infos infâmes sur l'opulence de celestia. il sait comment ça se termine à chaque fois : des comparaisons, toujours, avec la basse-ville qu'on dit rebelle, qu'on dit instable, mer agitée en constant état de rébellion. mais comment ne pas l'être quand les classes se déchirent et que les mêmes l'emportent à chaque fois ? ça l'enrage, kane, tout ça. la haute, le mur, les inégalités, ça l'bouffe et ça l'écœure à en donner la nausée. il serre les dents et change de chaîne, se promet qu'il attend simplement son moment. c'est aux petites heures du matin que la fatigue le fauche enfin, sommeil difficile s'imposant en semi-coma d'épuisement tandis qu'à l'extérieur ketterdam s'éveille.

bam, bam — ça tape contre la porte, il ignore. ça gueule, il bascule sur l'autre côté. ça persiste, il ouvre les yeux et grogne une injure dans le creux de son bras. déphasé et l'envie de dégommer l'intrus·e, jusqu'à : it's me ! dusk ! et comme il est faible pour elle.

kane s'arrache au canapé-lit en passant dans ses cheveux en bataille une main lasse, remarque l'heure, s'inquiéterait presque qu'une urgence l'ait amenée à sa porte s'il ne connaissait pas la bête. il est plus que l'heure du réveil, pour dusk qui court chaque matin, religieusement, toujours plus près de ses rêves de sport professionnel et de grandeur. il ouvre la porte à la volée, s'appuie contre l'encadrement pour la laisser passer. watcha doing here? un peu sur la défensive, parce qu'il n'y a rien ici, rien d'autre que le nécessaire de survie et un peu d'alcool, rien qu'il puisse lui servir aux petites heures du matin. un peu sur la défensive, parce qu'il ne l'a jamais invitée chez lui pour une raison. parce que l'endroit tient plus du placard que de l'appartement, uniquement encombré d'affaires issues de récupération, sans la moindre ombre de décoration — il ne peut même pas prétendre que ça a son charme. i have good news! qu'elle réplique sans se démonter, enjouée, et il déteste la façon dont elle l'amadoue sans même essayer.

but first, can i use your shower? uh, sure. il n'est pas certain d'avoir de serviette en rab', balance juste un t-shirt de rechange par-dessus la porte de la douche avant de lui libérer le passage. l'eau tambourine comme une fine pluie à une fenêtre et il se laisse bercer par le son, se retient d'y joindre les images mentales qui s'imposeraient d'elles-mêmes s'il se l'autorisait ((comme il en rêverait)). not a morning person, aren't you? long night, il acquiesce avec un haussement d'épaules. s'étonne de la voir revenir dans ses fringues pleines de sueur. didn't want the clothes? un bâillement lui décroche la mâchoire. so, good news? yeah, good news for once ! l'ombre d'un sourire se dessine et il questionne, pour lui faire plaisir : what's the big deal? ne s'attend pas du tout à la chute : i'm dating adriel! et l'espace d'un instant elle a l'air si heureuse qu'il est presque heureux pour elle, approximativement un quart de seconde avant d'en venir à un constat évident — il déteste cet adriel.

y'a un moment de silence, durant lequel il la fixe en clignant des yeux, sans savoir quoi dire, tandis qu'elle attend une réaction. quelque chose, n'importe quoi, du bonheur pour elle sans doute, mais il ne parvient pas à jouer le ravissement. who the fuck is adriel? qu'il gronde à la place, montrant presque les dents. you've never said a word about him. c'est si soudain. quelques jours plus tôt elle semblait presque détruite par l'attaque ayant décimé la demeure de sa fratrie, et la voilà aujourd'hui qui, pimpante, mène la vie d'une étudiante comme une autre. d'une femme comme une autre. une femme qui s'est trouvé un mec— un mec dont il meurt déjà d'envie d'exploser la tronche. and now you're dating him. c'est dit platement, sans passion, sans la joie qu'elle espérait de lui. mais il déteste la décevoir, se force à esquisser un rictus-grimace qui n'atteint pas ses yeux. that's great. for you. mais certainement pas pour lui.

Elle le voit, à ses yeux, au pli de ses lèvres, à son être tout entier, elle voit que quelque chose ne va pas, que quelque chose en lui s'est fermé. il n'a pas l'air heureux, pas du tout heureux, et il demande d'un ton un peu agressif qu'elle ne lui a encore jamais entendu : "who the fuck is adriel? you've never said a word about him. and now you're dating him." phrases courtes, hachées, peut-être bien énervées. un peu décontenancée, son café toujours serré entre ses doigts, elle balbutie : "he's a friend of mine. well, kind of. he's playing hoverball too, in another team. the giants." non pas que le nom de l'équipe rivale n'intéresse beaucoup kane, du moins, elle ne le pense pas.

à ses petites explications il répond : "that's great. for you." for you. elle saisit la nuance. "but not for you? you don't seem happy" qu'elle remarque d'une petite voix, perdue, avant de se rappeler de la réaction de raven par sms, celle que ne manquera pas d'avoir karma : une sorte de rage et une sorte de peur. "oh, i see ! you're worried. just like raven was. but you don't have to be worried ! he's safe, i swear. more than safe acually. i mean — we all know what zaun and ketterdam are becoming, these days..." elle sait bien que ce n'est pas récent : dans les quartiers de la basse-ville, la vie a toujours été difficile. il en était déjà ainsi lorsqu'elle était enfant. mais peut-être est-ce pire, cette année, depuis les seadandas et leur terrible froid, depuis les revendications d'indépendance qui enflent. stupide, ces revendications, si on lui demande — ni ketterdam ni zaun ne survivrait sans celestia. et elle, elle ne survivrait pas sans midrias. "more than safe : he's from celestia ! he's nice, gifted and rich. that means : perfect."

dans un flash soudain lui revient l'attaque dont les savage ont été les victimes il y a peu. elle se souvient des trois hommes de main, des armes braquées vers sa soeur (mère) et vers son propre front ; et ce frisson qu'elle a à présent, chaque fois qu'elle s'installe à la table de la cuisine, où lui revient en mémoire exactement ce que l'un d'eux avait dit : une minute de retard et tu passes en premier. elle se demande si elle devrait lui en parler, car en dehors de la famille personne ne sait, pas même lolo malgré la chambre qu'elles partagent. "you know, recently i-" mais non. elle ne peut pas lui dire ça. c'est plus dur qu'elle ne le pensait, ça lui a fait plus peur qu'elle ne le pensait, et les mots ne veulent pas franchir la barrière de ses lèvres. "i just realized how important it is to have strong bounds with celestia. midrias also, of course, but i mean — magic and money, it's something. celestia will protect us. a celestian boy will protect me." qu'elle conclut, avec tout le naturel du monde, comme si la chose coulait de source, comme s'il allait de soi que fréquenter adriel la sauverait.

«he's a friend of mine. well, kind of. he's playing hoverball too, in another team. the giants. i don't care, voudrait-il répondre. mais il s'en soucie, kane. oh, combien il s'en soucie. chaque mot qu'elle prononce se grave dans ses pensées, chaque syllabe s'y accroche et éveille des élans de rage, il s'arrache au canapé toute fatigue oubliée. but not for you? you don't seem happy. why should i be happy knowing you're dating some random guy? i don't care, voudrait-il affirmer. i don't care i don't care i don't care, mais ce serait mentir. ce serait mentir pour se protéger, pour la blesser, et il en est incapable au fond. de la blesser. quitte à demeurer celui qui saigne.

oh, i see ! you're worried. no you don't see. you don't get it. il le sait d'instinct, il le sait d'office. qu'elle se trompe assurément. just like raven was. but you don't have to be worried ! he's safe, i swear. more than safe acually. i mean — we all know what zaun and ketterdam are becoming, these days... i'm not your brother, répliquerait-il s'il était apte à lui infliger le huitième d'un coup. and what are they becoming these days? ricane-t-il à la place, s'efforce d'adopter un ton détendu sans tout à fait y parvenir, elle le saura pour trop bien le connaître— mais se connaissent-ils encore réellement ? aussi bien qu'avant ? cette poupée qui s'exprime dans son salon a les yeux de dusk mais pas son regard, les lèvres de dusk mais pas accent, le sourire de dusk mais pas ses mots. your friends from midrias are really starting to rub off on you, et les voilà qui apparaisse, ses dents, dans le grognement d'un sourire faux, comme une plaisanterie qui n'en est pas vraiment une. sourire qui réellement s'éteint lorsque : he's from celestia ! he's nice, gifted and rich. that means : perfect. crache : perfect. does that even exist? il comprend qu'ici bas non, pas pour elle, dusk qui désormais évolue dans les haute-sphères, dusk dont les attentes semblent avoir basculé sur leurs axes. quand a-t-elle tant changé ? you know, recently i-

il y a un instant étrange, comme un changement d'humeur. il est si sensible à tout ce qui est elle, qu'il ne lui échappe pas, mais : i just realized how important it is to have strong bounds with celestia. midrias also, of course, but i mean — magic and money, it's something. celestia will protect us. a celestian boy will protect me, lâche-t-elle finalement dans le plus grand des calmes. et il éclate de rire. d'un rire rauque et mauvais, qui le courbe en arrière, le visage vers ce putain de ciel dénué des astres auxquels le mur fait barrage. do you hear yourself? that boy will protect you? fucking hell dusk. do they even know you? le mot a été accentué avec le mépris qu'on accorderait à un môme. et avant qu'elle ne s'exprime il précède : actually know you. not "the other" dusk but the real one. the dusk from zaun. remember her? et il ne rit plus. 'cause you're a shoosuva and you can't change your spots. you were born poor, and hungry, surrounded by danger, and i bet your celestian guy knows shit about how it feels and what it means. il lève vers elle une main dont repoussent les griffes, magic. we have it too and they hate it. 'cause we could be stronger, we could be lethal, we could eat them up. they're not trying to save us, only keeping our heads under water; praying for our death 'cause they're damn scared. ouvertement pro-zaun, ouvertement anti-celestia, depuis toujours et pour toujours, le poison de la haine injecté dans les veines dès la première inspiration du fog putride dans lequel disparaissent les néons de zaun.

Your friends from midrias are really starting to rub off on you, a t-il dit plus tôt, et pour lui la chose était certainement un défaut, presque une insulte, mais pour elle la phrase était douce, agréable à l'oreille, soyeuse. puis il s'engage sur un terrain autrement plus dangereux : "do you hear yourself? that boy will protect you? fucking hell dusk. do they even know you? — of course they do ! lola knows me, adriel knows me, neomä knows me. i basically live with them !" elle n'est à zaun que deux jours par semaine, et cela depuis trop longtemps. à peine huit jours par mois. rien qu'un peu plus d'une semaine, et encore. elle ne revient que pour eux : ses soeurs, ses frères. s'ils partaient, jamais elle ne remettrait les pieds à zaun.

"the real one. the dusk from zaun. remember her?"

elle reste silencieuse, et son silence commence à s'apparenter à de la rage.
elle n'aime pas cette fille, cette dusk de zaun. elle se rappelle d'elle, quand elle était petite, quand elle était gamine, elle la revoit sur des photos mais plus l'enfant sale se manifeste, plus elle la déteste. bientôt, elle en a fait le serment lorsqu'elle s'est retrouvée pour la énième fois seule sur un banc de l'iron gates academy, les poings serrés et les genoux serrés dans sa jupe d'uniforme, bientôt elle n'aurait plus rien à voir avec cette pauvresse.

"you were born poor, and hungry, surrounded by danger, and i bet your celestian guy knows shit about how it feels and what it means." il lui rappelle tout ce qu'elle est, était, tout ce qu'elle abhorre et ne veut plus être. pauvre, affamée, et entourée par le danger. "magic. we have it too and they hate it. (...)" ses yeux clignent, une fois, deux fois. elle tique. elle n'entend presque pas la suite de son argumentaire. "magic?" qu'elle répète, reposant calmement sa tasse de café à moitié bue sur la table sommaire de kane. "the fold?" elle prononce le mot fold comme on se débarrasserait d'un crachat, dégoûtée et révulsée. "is this what you're calling 'magic'? our magic? the fucking fold?" lentement mais surement, la tension remonte dans ses veines et semble les colorer d'autant plus, parcourant son cou et ses clavicules. "are you insane? the fold is not magic. magic must be great, magic must be good. the fold is everything but-" soudainement elle s'aperçoit que la rage l'empêche d'aller plus loin et la fait buter sur les mots. elle tente une grande inspiration, qui n'empêche pas son ton de monter encore d'un cran. "the fold almost killed my brother." raven. raven dit qu'il est mort, déjà mort, mais jamais dusk ne le dira, et jamais même elle ne le pensera. "the fold almost killed me." qu'elle achève, le souvenir des baies encore sur sa langue, si douces, si douces, avant d'être un poison, si vénéneux, si vénéneux.